– Ah! non! pas avec moi, fit-il… ça ne réussira pas!… Moi je ne sais pas lire!…
Ce fut une explosion d'allégresse folle! Ah! au moins, celui-là était spirituel. Brave et spirituel: Il ne savait pas lire!
Le mot était adorable. Et le triomphe de Lalouette fut complet. Des collègues vinrent lui secouer les mains avec une énergie farouche, et la séance s'acheva dans un transport d'enthousiasme merveilleux…
Le triomphe fut d'autant plus complet qu'en fin de compte M. Gaspard Lalouette ne mourut pas et que l'homme qui ne sait pas lire put définitivement s'asseoir dans le fauteuil de M grd'Abbeville sans avoir été empoisonné d'aucune sorte.
La lettre n'était point à l'adresse de M. Lalouette.
M meLalouette revint à elle pour retrouver un mari bien vivant qui lui parut le plus beau des hommes.
Sur le tard, ils eurent un enfant du sexe masculin qu'ils appelèrent Académus.
Quant au grand Loustalot, il éprouva, peu de temps après les événements qui nous ont occupés, une grande douleur il perdit son fils. Dédé mourut.
M. Hippolyte Patard et M. Lalouette furent invités à l'enterrement qui eut lieu le soir, presque secrètement.
Au cimetière, M. Lalouette fut fort intrigué par la présence d'un mystérieux personnage qui, derrière les tombes, se glissait non loin du grand Loustalot. Quand l'illustre savant tomba à genoux, l'inconnu s'approcha et se pencha sur lui comme s'il voulait écouter interroger cette douleur La figure de l'homme était invisible tant elle était enveloppée du chapeau et du manteau. Tout le temps de la cérémonie, M. Lalouette se demanda: «Qui donc est celui-ci?» Car il lui semblait bien que l'allure générale ne lui était pas étrangère.
Enfin l'homme se perdit dans la nuit.
M. le secrétaire perpétuel et M. Lalouette revinrent de compagnie. Dans le train, où M. Lalouette faillit encore monter dans le compartiment des «dames seules», croyant monter dans celui des «fumeurs», les deux académiciens causèrent.
– Ce pauvre Loustalot semble avoir bien du chagrin, disait M. Hippolyte Patard.
– Oui, oui, bien du chagrin, répondit, en hochant la tête, M. Lalouette.
Deux ans plus tard, M. Gaspard Lalouette, se rendant à l'Académie, traversait le pont des Arts au bras de M. Hippolyte Patard. Soudain il suspendit sa marche:
– Voyez, dit-il, devant vous… l'homme au manteau…
– Eh bien? demanda, tout étonné, M. le secrétaire perpétuel.
– Vous ne reconnaissez pas cette silhouette?…
– Ma foi non!…
– C'est qu'elle ne vous a pas frappé comme moi, monsieur le secrétaire perpétuel… Cet homme n'a pas lâché le grand Loustalot d'un pas le soir de la cérémonie, au cimetière… et je crus bien ne pas me tromper en affirmant que j'avais déjà vu cette silhouette-là quelque part…
A ce moment, l'homme au manteau se retourna:
– M. Eliphas de La Nox! s'écria M. Lalouette.
C'était bien le mage. Il s'avança vers les deux Immortels et serra la main de M. Lalouette.
– Vous ici! s'exclama celui-ci, et vous ne nous avez pas fait une petite visite? M meLalouette aurait été si heureuse de vous serrer la main! Faites-nous donc le plaisir de venir dîner, sans cérémonie, l'un de ces soirs, à la maison.
Et se tournant vers M. Patard:
– Mon cher secrétaire perpétuel, je vous présente M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, dont la lettre nous a si fort tracassés dans un temps. Et, à part ça! que devenez-vous, mon cher monsieur de La Nox?…
– Mais je vends toujours mes peaux de lapin, mon cher académicien, répondit avec un sourire celui qui avait été l'«Homme de lumière».
– Et vous ne regrettez point l'Académie? demanda bravement M. Lalouette.
– Non, puisque vous y êtes! répliqua doucement Eliphas.
M. Lalouette prit ces paroles pour un compliment et remercia.
M. le secrétaire perpétuel toussa.
M. Lalouette dit:
– A propos!… Figurez-vous qu'en vous apercevant, et sans vous avoir encore reconnu, je disais à M. le secrétaire perpétuel: «C'est drôle, mais il me semble bien avoir vu cette silhouette à l'enterrement du fils du grand Loustalot…»-J'y étais, fit Eliphas.
– Vous connaissiez le grand Loustalot? demanda M. Patard, qui n'avait encore rien dit.
– Point personnellement, répondit sur un ton tout à coup si grave M. Eliphas de La Nox que ses deux interlocuteurs en furent comme gênés… Non, je ne le connaissais pas personnellement, mais j'ai eu l'occasion de m'occuper de lui à la suite d'une enquête que j'ai cru devoir faire pour ma satisfaction personnelle, relativement à certains faits qui ont occupé l'opinion publique dans un temps où l'on mourait beaucoup à l'Académie, monsieur le secrétaire perpétuel…
En entendant cela, M. le secrétaire perpétuel souhaita que le pont des Arts s'entrouvrît pour mettre fin à une conversation qui lui rappelait les heures les plus néfastes de son honnête et triste vie. Il balbutia hâtivement:
– Oui, je me rappelle également vous avoir vu au cimetière… Le grand Loustalot avait bien du chagrin de la mort de son fils…
M. Lalouette ajouta aussitôt:
– Son chagrin n'a point diminué. Nous ne l'avons plus revu à l'Académie depuis ce deuil cruel et il nous laisse, seuls, travailler au Dictionnaire… Ah! le pauvre homme a été bien frappé!…
– Si frappé… si frappé, répliqua soudain l'«Homme de lumière», en penchant sa noble et mystérieuse figure sur les deux académiciens frémissants… si frappé que, depuis la mort de Dédé, il n'a plus rien inventé du tout!
Sur quoi, ayant prononcé la terrible phrase, M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, tournant le dos à l'Institut, disparut au bout du pont des Arts…
…Cependant que, appuyés maintenant l'un sur l'autre, comme pour se soutenir mutuellement, M. Hippolyte Patard et M. Gaspard Lalouette dirigeaient héroïquement leurs pas chancelants vers le seuil de l'Immortalité.
Tant qu'ils furent dehors, ils ne prononcèrent point un mot, mais aussitôt qu'ils furent enfermés dans le cabinet de M. le secrétaire perpétuel, M. Gaspard Lalouette retrouva soudain ses forces pour déclarer que sa conscience, définitivement éclaircie par les paroles tragiques de M. Eliphas de La Nox, ne lui permettait point de conserver plus longtemps un silence coupable. C'est en vain que M. Patard, des larmes dans la voix, essayait de le faire taire et plaidait encore le doute dont il voulait faire bénéficier l'abominable Loustalot, pour l'honneur de l'Académie; M. Lalouette ne voulait plus rien entendre.
– Non! Non! s'écria-t-il, c'est Martin Latouche qui avait raison! C'est lui qui a entrevu la vérité: il n'y a pas eu de plus grand crime sur la terre!
– Si! répliqua M. le secrétaire perpétuel, éclatant à son tour si! Il y en a eu un plus grand!
– Et lequel, monsieur?
– Celui de faire entrer à l'Académie quelqu'un qui ne sait pas lire! Ce crime, c'est moi qui l'ai commis!
Et il ajouta, tremblant d'une fureur sainte:
– Dénonce-moi donc si tu l'oses!
C'était la première fois que, depuis l'âge de neuf ans, où il avait eu le malheur de perdre sa mère, M. Hippolyte Patard usait, dans le discours, du «tutoiement».
Cette familiarité menaçante, au lieu de calmer la discussion, ne fit que l'exaspérer davantage et les deux Immortels étaient dressés l'un contre l'autre, comme deux coqs de bataille, quand un coup, frappé à la porte, les rappela au sentiment des convenances. M. Lalouette se laissa tomber dans un fauteuil, au coin du feu, et M. Patard alla ouvrir. C'était le concierge qui apportait un pli assez volumineux qu'on lui avait fort recommandé et qu'il devait remettre entre les mains mêmes de M. le secrétaire perpétuel. Le concierge s'en alla et M. Patard prit connaissance du message. D'abord il lut, sur l'enveloppe, ces mots: «A M. le secrétaire perpétuel, pour être ouvert en séance privée de l'Académie française.»
Читать дальше