Enfin elles arrivèrent à la lumière barrée de la grille derrière laquelle Dédé, debout, les attendait.
Et elles s'affalèrent exténuées, au pied des barreaux. Une voix qui était celle de M. Hippolyte Patard dit:
– Ah! mon pauvre monsieur!
Et la voix de M. Lalouette se fit entendre à son tour:
– Nous avons cru qu'ils vous assassinaient.
– Vous êtes restés dans la cheminée tout de même? fit l'homme.
C'était vrai. Ils ne pouvaient le nier Ils expliquèrent, en des propos confus, que leurs jambes leur avaient refusé tout service, qu'ils n'avaient point l'habitude de pareilles émotions, qu'ils étaient académiciens et nullement préparés à d'aussi horribles tragédies.
– Des académiciens! fit l'homme. Un jour il en est descendu trois ici… trois candidats qui faisaient leur visite et que le bandit a surpris… Je ne les ai jamais revus… Depuis, j'ai appris, en écoutant le bandit et le géant, qu'ils étaient tous morts… Il a dû les tuer comme des mouches!
Toute cette conversation était prononcée à voix très basse, étouffée, les lèvres de tous trois collées aux barreaux.
– Monsieur! implora Gaspard Lalouette, est-ce qu'il y a un moyen de sortir sans que le bandit nous surprenne?
– Bien sûr! fit l'homme… par l'escalier qui donne directement dans la cour…
M. Hippolyte Patard dit:
– La clef qui ouvre cet escalier et dont vous nous avez parlé n'est point dans le tiroir L'homme dit:
– Je l'ai dans ma poche! Je l'ai prise dans la poche du géant… Je me suis fait taire pour qu'il vienne dans ma cage.
– Ah! mon «pauvre monsieur», reprit Patard.
– Oui! oui! Je suis à plaindre, allez! Ils ont des façons terribles de me faire taire.
– Alors, vous croyez qu'on peut s'en aller, soupira M. Gaspard Lalouette, qui s'étonnait que l'autre ne leur eût pas encore passé la clef.
– Reviendrez-vous me chercher? demanda l'homme.
– Nous vous le jurons, dit solennellement M. Lalouette.
– Les autres aussi l'ont juré, et ils ne sont pas revenus.
M. Hippolyte Patard intervint pour l'honneur de l'Académie:
– Ils seraient revenus s'ils n'étaient pas morts.
– Ça, c'est vrai… Il les a tués comme des mouches!… Mais vous, il ne vous tuera pas, parce qu'il ne sait pas que vous êtes venus… Mais il ne faut pas qu'il vous voie…
– Non! non! gémit Lalouette. Il ne faut pas qu'il nous voie…
– Il faut être malin! recommanda l'homme en dressant devant les deux visiteurs une petite clef noire.
Et il donna la clef à M. Hippolyte Patard en lui disant qu'elle ouvrait une porte qui se trouvait derrière la dynamo que l'on apercevait dans un coin. Cette porte ouvrait sur un escalier qui montait à une petite cour derrière la maison. Là, ils trouveraient une autre porte qui donnait sur la campagne et dont ils n'auraient qu'à tirer les verrous intérieurs. La clef de cette autre porte restait toujours sur la serrure.
– J'ai remarqué tout cela, fit l'homme, quand le géant me promène.
– Vous sortez donc quelquefois de votre cage? demanda
M. Patard qui frissonnait en face d'un pareil malheur oubliant presque le sien.
– Qui, mais toujours enchaîné; une heure par jour à l'air libre, quand il ne pleut pas.
– Ah! mon pauvre monsieur!
Quant à M. Lalouette, il ne pensait qu'à s'en aller. Il était déjà à la porte de l'escalier. Mais il lui sembla entendre tout là-haut des grondements, et il recula.
– Les chiens! gémit-il.
– Mais oui, les chiens!… répéta l'homme, hostile… Est-il embêtant, ce gros-là… vous ne sortirez d'ici que quand je vous le dirai, à la fin! Il faut bien compter une heure avant que Tobie leur porte à manger… Alors, vous pourrez passer… ils ne prendront pas le temps d'aboyer… Quand ils mangent, ils ne connaissent plus rien, ni personne… entendez-vous… quand ils mangent!
L'homme ajouta:
– Quelle vie!… Quelle existence!…
– Une heure encore, soupira Lalouette, qui décidément maudissait le jour où il avait eu l'idée de se faire académicien.
– Moi, je suis bien ici depuis des années!… répliqua l'homme.
Cela sortit de la gorge sur un tel ton farouche que les deux académiciens, l'ancien et le nouveau, eurent honte de leur lâcheté! M. Lalouette lui-même assura:
– Nous vous sauverons!
Sur quoi le prisonnier se mit à pleurer comme un enfant.
Quel spectacle!
Patard et Lalouette le virent seulement alors dans toute sa misère. Ses vêtements étaient déchirés, mais ils n'étaient point cependant malpropres. Ces déchirures, ces lambeaux évoquaient plutôt l'idée d'une lutte récente, et les deux visiteurs songèrent que le prisonnier tout à l'heure, s'était fait taire par le géant.
Mais quel était donc le sort prodigieux de ce misérable dans sa cage? Les propos entendus tout à l'heure conduisaient à l'imagination d'un si abominable crime que M. Patard, qui croyait connaître depuis longtemps le grand Loustalot, ne pouvait pas, ne voulait pas s'y arrêter! Et cependant, comment expliquer, autrement que par le crime lui-même, la présence de l'homme derrière les barreaux… de l'homme qui passait au grand Loustalot des formules chimiques pour ne pas mourir de faim?
M. Lalouette, lui, avait compris tout net l'affreuse chose. Il n'hésitait plus. Il était certain maintenant que le grand Loustalot avait enfermé un génie dans une cage et que c'était ce génie-là qui avait fourni à l'illustre savant toutes les inventions qui avaient répandu sa gloire sur le monde. Avec son esprit précis il se représentait la chose avec des contours définitifs. Il voyait, d'un côté de la grille, le grand Loustalot avec un morceau de pain, et, de l'autre, le génie prisonnier avec ses inventions. Et l'échange se faisait à travers les barreaux.
Le grand Loustalot devait, comme on pense, bien tenir à conserver pour lui tout seul un secret aussi formidable. Il devait y tenir certainement plus qu'à la vie de trois académiciens… On l'avait bien vu, hélas!… et il semblait assez logique qu'il dût y tenir encore assez pour lui sacrifier deux victimes de plus. Quand on est entré dans la voie du crime, on ne sait jamais quand on s'arrêtera.
Et c'est bien à cause de la grande netteté avec laquelle il se représentait tout le drame, que M. Lalouette avait une si grande hâte de quitter ces lieux dangereux et qu'il ne se consolait point de prolonger de pareilles transes, une heure encore.
Cependant, M. Hippolyte Patard, dont le cerveau horrifié luttait pour repousser des conclusions que M. Lalouette avait acceptées sans plus tarder, M. Patard occupait le loisir forcé qui lui était fait à tâcher à débrouiller la vraie situation du prisonnier.
Les paroles mystérieuses prononcées par Martin Latouche et répétées par Babette lui revenaient à la mémoire épouvantée: «Ce n'est pas possible, avait dit Latouche, ce serait le plus grand crime de la terre!» Oui, oui, le plus grand crime de la terre! Hélas! M. Patard ne devait-il pas lui aussi se rendre à la hideuse vérité!
Le prisonnier derrière ses barreaux, avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains, et il paraissait accablé sous le poids d'une douleur surhumaine. Au-dessus de lui, le lumignon, accroché assez haut pour qu'il n'y pût atteindre, éclairait les choses d'une façon fantastique et donnait aux objets épars dans le cachot une forme telle, derrière les barreaux, qu'on eût pu se croire en face du Laboratoire du diable, tout à fait effrayant, avec les ombres agrandies des cornues et des alambics, et les monstrueuses panses de ses fourneaux éteints.
L'homme gisait comme une loque au milieu de toute cette alchimie.
M. Patard l'appela à plusieurs reprises, sans qu'il eût l'air de l'entendre. Tout là-haut les chiens grondaient toujours et M. Lalouette n'avait garde d'ouvrir la porte par laquelle il rêvait cependant de filer comme une flèche.
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