– Voilà! voilà! Ah! j'étais fier, bien fier de ma petite lanterne sourde!… Mais il me l'a prise et je ne l'ai plus jamais revue…
– Non, jamais! Ah! c'est une terrible petite lanterne qui tue les gens comme des mouches!… Aussi vrai que je suis le professeur Dédé.
Les deux auditeurs du professeur Dédé recommandèrent in petto leur âme à Dieu, car décidément, avec les chiens et la petite lanterne sourde, c'était bien le diable si maintenant ils en réchappaient. Mais le professeur Dédé n'avait encore rien dit de la deuxième invention qui, paraît-il, lui avait donné plus de joie que toutes celles qui l'avaient précédée. Il n'avait encore rien dit de ce qu'il appelait son cher petit perce-oreille… Cette lacune fut comblée en quelques phrases et l'épouvante fut accomplie… La hideuse horreur de la mort prochaine et sûre sembla glacer pour toujours M. le secrétaire perpétuel et le nouvel académicien.
– Tout cela! Tout cela! proclama donc le professeur Dédé, «c'est de la crotte de bique» à côté de mon cher petit perce-oreille. C'est une petite boîte qui n'est pas plus haute que ça!… Elle peut se fourrer partout!… dans un accordéon, si on est malin et que l'on sache s'y prendre… dans un orgue de Barbarie… dans tout ce qui chante… dans tout ce qui fait une fausse note.
Le professeur Dédé leva l'index encore.
– Qu'y a-t-il, monsieur de plus désagréable pour une oreille tant soit peu musicienne, qu'une fausse note? Je vous le demande, mais ne me répondez pas! Il n'y a rien! rien! rien! Avec mon cher petit perce-oreille, grâce au plus heureux dispositif électrique permettant des ondes nouvelles, beaucoup plus rapides et plus pénétrantes-oui, monsieur, ma parole!-que les ondes hertziennes-avec, dis-je, mon cher petit perce-oreille, je vrille la fausse note dans les méninges, je fais subir au cerveau qui s'attend normalement à une note normale un choc tel que l'auditeur tombe mort, frappé comme d'un coup de couteau ondulatoire, si j'ose dire, au moment même où l'onde armée de la fausse note pénètre furtive et rapide dans le limaçon. Ah! vrai! qu'est-ce que vous dites de ça?… Hein?… vous ne dites rien de ça!… Non! rien du tout!… moi non plus! Il n'y a rien à dire… Tout cela tue les gens comme des mouches!… Ah! c'est au fond bien ennuyeux… car je resterai ici toute ma vie n'ayant vu passer que des gens qui seraient venus me délivrer s'ils n'étaient pas morts… Mais, à leur place, je sais bien ce que je ferais dans une aussi grave circonstance…
– Quoi?… Quoi?… râlèrent les deux malheureux.
– Je porterais des lunettes bleues et je me mettrais du coton dans les oreilles.
– Oui! oui! oui! des lunettes bleues et du coton!… répétèrent les deux hommes, et ils tendaient les mains comme des mendiants.
– Je n'en ai pas sur moi!… fit gravement le professeur Dédé…
Et tout à coup il s'écria:
– Attention! Attention! Écoutez! des pas!… C'est peut-être lui, la petite terrible lanterne sourde d'une main, et le cher petit perce-oreille de l'autre… Ah! Ah!… Pas un sou!… je ne donnerais pas un sou de votre existence terrestre à tous les deux, ma parole!… Non!… Non!… C'est encore un coup raté!… une délivrance ratée!… vous ferez comme les autres!… Vous ne reviendrez jamais!… jamais!…
En effet, des pas descendaient… On marchait maintenant juste au-dessus de leurs têtes. Les pas allaient vers la trappe…
Patard et Lalouette s'étaient relevés, avaient fui vers la porte du petit escalier, redressés par une suprême énergie, une dernière volonté de vivre. La voix de l'autre les poursuivait: «Jamais!… je ne les reverrai plus… Ils ne reviendront plus jamais!» Et ils eurent la perception nette qu'on soulevait la trappe au-dessus de leur tête… Ils se détournèrent instinctivement, rentrant la tête dans les épaules, fermant les yeux, se bouchant les oreilles.
Et c'était trop horrible… Ils préféraient décidément risquer la mort par les chiens… Ils ouvrirent la porte et grimpèrent, escaladèrent l'escalier, ne pensant qu'à ne pas être rejoints par le rayon qui assassine ou la chanson qui tue… ne pensant même plus aux chiens.
Or, les chiens n'aboyaient plus.
Les chiens devaient manger, être occupés à dévorer Patard et Lalouette virent la porte indiquée par Dédé, la clef sur la serrure…
Et ils ne firent qu'un bond jusque-là.
…Et puis, ce fut la fuite éperdue dans les champs… les champs à travers lesquels ils coururent, comme des fous, au hasard, tout droit devant eux, dans le noir… tombant, se relevant, bondissant plus loin quand ils étaient atteints par un rayon de lune!… un rayon qui venait peut-être, après tout, de la lanterne sourde!…
Enfin, ils arrivèrent à une route; la voiture d'un laitier passait… Ils parlementèrent, se glissèrent dans la charrette, exténués, mourants… et ils se firent conduire à la gare, cachant leur personnalité, disant qu'ils étaient égarés et qu'ils avaient eu peur de deux gros chiens qui les poursuivaient.
Juste à ce moment, on entendit aboyer affreusement les molosses, tout au loin, au fond de la nuit… On devait les avoir lâchés… on devait rechercher les visiteurs inconnus qui avaient laissé derrière eux la porte ouverte… Le géant Tobie devait organiser une battue en règle…
Mais la voiture partit à grande allure… M. Hippolyte Patard et M. Lalouette respirèrent enfin… Ils se crurent sauvés… Le grand Loustalot ne saurait jamais, n'est-ce pas? jusqu'au moment du châtiment… quels étaient ces hommes qui avaient surpris son secret.
XVIII. Le secret du grand Loustalot
La rue Laffitte était noire de monde. A toutes les fenêtres, des groupes de curieux attendaient que M. Gaspard Lalouette quittât le domicile conjugal pour se rendre à l'Académie française, où il devait prononcer son discours. C'était une fête et une gloire pour le quartier. Un marchand de tableaux, un bibelotier académicien, cela ne s'était encore jamais vu, et les circonstances héroïques au milieu desquelles se déroulait un pareil événement avaient, comme on le pense bien, fortement contribué à mettre toutes les cervelles à l'envers. Les journalistes avaient envahi les trottoirs et exhibaient à chaque instant leurs coupe-files, pour n'être point gênés dans leur reportage par l'exceptionnel service d'ordre que le préfet de police avait été dans la nécessité d'organiser Beaucoup de ceux qui étaient là avaient formé le projet non seulement d'acclamer M. Lalouette, mais encore de l'accompagner jusqu'au bout du pont des Arts… dessein, du reste, qu'ils n'eussent pu accomplir car, depuis des heures, on ne passait plus sur le pont des Arts. Enfin, au fond de la pensée de tous gisait la crainte de la nouvelle de la mort à laquelle il fallait bien s'attendre.
Comme M. Lalouette continuait de rester invisible, cette crainte ne faisait que grandir, cette angoisse augmentait avec les minutes qui s'écoulaient.
Or tous ces gens n'avaient point vu passer M. Lalouette, attendu que le nouvel académicien était, depuis neuf heures du matin, à l'Académie, enfermé avec M. Hippolyte Patard dans la salle du Dictionnaire.
Ah! les malheureux avaient passé une nuit terrible, et c'est dans un triste état qu'ils étaient revenus chez ce petit-cousin de M. Lalouette qui tenait un petit débit place de la Bastille.
Là, M meLalouette les avait fort mystérieusement rejoints.
On lui avait naturellement tout raconté, et il s'en était suivi une consultation qui avait duré plusieurs heures.
M. Lalouette voulait qu'on allât tout de suite trouver la police, mais M. Patard le toucha par son éloquence et ses larmes et il fut entendu que l'on agirait fort prudemment et de telle sorte que l'esclandre, autant que possible, fût évité et que l'Académie ne s'en trouvât point déshonorée. M. Patard tentait ainsi de faire comprendre à M. Lalouette que, depuis qu'il était académicien, il avait des devoirs qui n'incombaient point au reste des hommes, et qu'il était responsable, pour sa part, telle la vestale antique, de l'éclat de cette flamme immortelle qui brûle sur l'autel de l'Institut.
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