Mais les trois morts?…
M. Patard posa une main timide sur l'épaule du grand Loustalot dont les larmes ne tarissaient pas…
– Nous ne dirons rien! déclara M. le secrétaire perpétuel, mais avant nous, il y a eu trois hommes qui, eux aussi, avaient promis de ne rien dire… et qui sont morts.
Loustalot se leva, étendit les bras comme s'il voulait étreindre toute la douleur du monde.
– Ils sont morts! les malheureux!… Croyez-vous donc que je n'en aie pas été plus épouvanté que vous?… Le destin semblait se faire mon complice!… Ils sont morts parce qu'ils ne se portaient pas bien! Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse?
Et il alla à Lalouette.
– Mais vous, monsieur… vous! dites-moi!… vous avez une bonne santé?
Avant que M. Lalouette n'ait pu répondre, la salle était envahie par ses collègues impatients qui venaient chercher M. le secrétaire perpétuel et son héros.
La cour les salles, les couloirs de l'Institut étaient pleins du plus ardent tumulte.
Malgré le coton qu'il avait enfoncé dans ses oreilles, M. Lalouette ne perdit rien de tous ces bruits de gloire. En somme, après la confidence dernière de Loustalot, il pouvait passer à l'Immortalité, en toute paix et sans remords. Il se laissa porter jusqu'à l'entrée de la salle des séances publiques.
Là, il fut arrêté un instant par l'encombrement et se trouva nez à nez avec Loustalot lui-même. Il estima, avant d'aller plus avant, devoir prendre une suprême précaution, et, penché à l'oreille du savant, il lui dit:
– Vous m'avez demandé si j'ai une bonne santé?… Merci, elle est excellente… je crois fermement à tout ce que vous nous avez raconté, mais en tout cas, je vous souhaite que je ne meure point, car j'ai pris mes précautions… j'ai écrit moi même un récit de tout ce que nous avons vu et entendu chez vous, récit qui sera divulgué aussitôt après ma mort.
Loustalot considéra curieusement M. Gaspard Lalouette, puis il répondit avec simplicité:
– Ça n'est pas vrai, puisque vous ne savez pas lire!…
XIX. Le triomphe de Gaspard Lalouette
M. Gaspard Lalouette ne pouvait plus décemment reculer.
Déjà on l'avait aperçu dans la salle. Des bravos assourdissants saluèrent son entrée. La vue de M meLalouette, au premier rang, rendit au récipiendaire un peu de son courage, mais, en vérité, M. Loustalot venait de lui porter un coup terrible. Il en chancelait encore. Comment cet homme savait-il que lui, Lalouette, ne savait pas lire? Le secret en avait été cependant précieusement gardé. Ce n'était point Patard qui pouvait avoir parlé! Et Eliphas avait montré trop de joie de voir à l'Académie un monsieur qui ne savait pas lire pour compromettre sa vengeance par une indiscrétion. Eulalie était le tombeau des secrets. Alors? Comment? Comment? Il croyait «tenir» Loustalot et c'était Loustalot qui, au dernier moment, lui prouvait son impuissance.
Mais Loustalot, après tout, n'avait peut-être point mis dans sa réplique d'intention mauvaise. N'était-il point un malheureux désespéré père et un lustre savant à plaindre? Évidemment. Alors, qu'est-ce que M. Lalouette avait à craindre?
– Surtout avec des lunettes bleues et du coton dans les oreilles!
Lalouette se redressa devant les hommages qui l'accueillaient, qui suivaient chacun de ses pas. Il voulut paraître fier comme un général romain au triomphe et aussi comme Artaban. Et il y réussit. Cela, surtout, grâce à ses lunettes bleues qui cachaient un reste d'inquiétude dans le regard.
Il vit, à côté de lui, très tranquille et très triste, le grand Loustalot qui semblait à mille lieues de la réunion. Il fut, du coup, rassuré, ma foi, tout à fait. Et, la parole lui ayant été donnée, il commença son discours, très posément, en tournant, le coude arrondi, les pages, comme s'il lisait, bien entendu. Toute sa bonne mémoire était là… si bonne… si bonne… qu'il débitait son «compliment» en songeant à autre chose.
Il songeait: mais enfin, comment le grand Loustalot sait-il que je ne sais pas lire?
Et tout à coup, se frappant brusquement le front, il s'écria, au milieu de son discours:
– J'y suis!
A ce geste inattendu, à ce cri inexplicable, toute la salle répondit par une clameur. D'un unique mouvement d'indicible angoisse, elle se souleva, penchée sur l'homme… s'attendant à le voir pirouetter comme les autres.
Mais après avoir toussé librement pour se dégager la gorge, M. Gaspard Lalouette déclara:
– Ce n'est rien!… Messieurs, je continue!… Je disais donc… je disais donc: ah! je disais donc que ce pauvre Martin Latouche, enlevé si prématurément…
Ah! qu'il était beau et calme, le père Lalouette! et sûr de lui, maintenant! Oh! tout à fait sûr!… Il parlait de la mort des autres avec la tranquillité de l'homme qui ne doit jamais mourir… On l'applaudit à faire éclater les vitres! C'était du délire. Les femmes surtout étaient folles! Elles arrachaient leurs gants à force de taper dans leurs petites mains, elles cassaient des éventails, elles avaient de petits cris aigus d'enthousiasme, d'enchantement et de satisfaction-c'était extraordinaire, pour une réception académique-, M meLalouette était soutenue par deux amies dévouées et l'on pouvait contempler sur son visage rafraîchi deux vrais ruisseaux de larmes heureuses qui ne tarissaient point.
Donc M. Lalouette parlait bien.
Il avait trouvé le mot de l'énigme et rien ne l'arrêtait plus dans son discours. Il faisait des effets de voix, de bras et de torse.
Voici pourquoi il avait crié: «J'y suis!» «J'y suis» parce que le fameux jour où j'étais allé tout seul à La Varenne-Saint -Hilaire et où je m'étais enfui de chez Loustalot comme si je m'étais échappé de Charenton… ce jour-là, j'arrivai juste à la gare pour sauter dans le train qui me ramenait à Paris. Dans le compartiment, il y avait une dame qui poussa des cris de paon. C'était un compartiment fermé ne donnant point sur un couloir; je vis qu'elle croyait que j'allais l'assassiner. Plus je voulais la calmer et plus elle criait. A la station suivante elle appela le chef de train qui me reprocha d'être monté dans le compartiment des «dames seules». Et il me montra une pancarte en m'annonçant qu'il allait dresser procès-verbal, et que j'aurais un beau procès.
Heureusement j'avais dans ma poche mon livret militaire grâce auquel j'ai pu prouver que je ne savais pas lire! Et voilà… cet employé doit être le même que celui qui a trouvé le parapluie de M. Patard et qui l'a remis à Loustalot. Aux questions de Loustalot sur mon signalement, l'employé certainement a répondu que M. le secrétaire perpétuel voyageait avec l'homme qui ne savait pas lire!
– Messieurs… M grd'Abbeville était comme moi un enfant du peuple.
A cet endroit du discours un nouveau garçon de salle de l'Institut-car les anciens n'eussent point osé une pareille démarche qui rappelait des précédents fâcheux-traversa l'enceinte sur la pointe des pieds, une lettre à la main.
Quand le public vit cette lettre, une nouvelle intense émotion s'empara de tous… On crut que cette lettre était encore destinée au récipiendaire… et aussitôt il y eut des cris…
– Non!… Non!… Pas de lettres!… N'ouvrez pas!… Qu'il ne l'ouvre pas!
Et un cri déchirant. C'était M meLalouette qui se trouvait mal.
M. Lalouette avait tourné la tête du côté du garçon de salle et il avait vu la lettre… Il avait compris… Le parfum plus tragique le guettait peut-être… Enfin, il avait entendu le désespoir de M meLalouette…
Alors, il se dressa sur la pointe des pieds et il se fit plus grand qu'il n'avait jamais été et, dominant réellement, au moins de toute sa force morale cette assemblée effarée, montrant d'un doigt qui ne tremblait pas la lettre fatale:
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