«Je demande pardon, monsieur le président, le transatlantique a eu du retard! J’arrive d’Amérique. Je suis Joseph Rouletabille!…»
On éclata de rire. Tout le monde était heureux de l’arrivée de ce gamin. Il semblait à toutes ces consciences qu’un immense poids venait de leur être enlevé. On respirait. On avait la certitude qu’il apportait réellement la vérité… qu’il allait faire connaître la vérité…
Mais le président était furieux:
«Ah! vous êtes Joseph Rouletabille, reprit le président… eh bien, je vous apprendrai, jeune homme, à vous moquer de la justice… En attendant que la cour délibère sur votre cas, je vous retiens à la disposition de la justice… en vertu de mon pouvoir discrétionnaire.
– Mais, monsieur le président, je ne demande que cela: être à la disposition de la justice… je suis venu m’y mettre, à la disposition de la justice… Si mon entrée a fait un peu de tapage, j’en demande bien pardon à la cour… Croyez bien, monsieur le président, que nul, plus que moi, n’a le respect de la justice… Mais je suis entré comme j’ai pu…»
Et il se mit à rire. Et tout le monde rit.
«Emmenez-le!» commanda le président.
Mais maître Henri-Robert intervint. Il commença par excuser le jeune homme, il le montra animé des meilleurs sentiments, il fit comprendre au président qu’on pouvait difficilement se passer de la déposition d’un témoin qui avait couché au Glandier pendant toute la semaine mystérieuse, d’un témoin surtout qui prétendait prouver l’innocence de l’accusé et apporter le nom de l’assassin.
«Vous allez nous dire le nom de l’assassin? demanda le président, ébranlé mais sceptique.
– Mais, mon président, je ne suis venu que pour ça! fit Rouletabille.
On faillit applaudir dans le prétoire, mais les chut! énergiques des huissiers rétablirent le silence.
«Joseph Rouletabille, dit maître Henri-Robert, n’est pas cité régulièrement comme témoin, mais j’espère qu’en vertu de son pouvoir discrétionnaire, monsieur le président voudra bien l’interroger.
– C’est bien! fit le président, nous l’interrogerons. Mais finissons-en d’abord…»
L’avocat général se leva:
«Il vaudrait peut-être mieux, fit remarquer le représentant du ministère public, que ce jeune homme nous dise tout de suite le nom de celui qu’il dénonce comme étant l’assassin.»
Le président acquiesça avec une ironique réserve:
«Si monsieur l’avocat général attache quelque importance à la déposition de M. Joseph Rouletabille, je ne vois point d’inconvénient à ce que le témoin nous dise tout de suite le nom de «son» assassin!»
On eût entendu voler une mouche.
Rouletabille se taisait, regardant avec sympathie M. Robert Darzac, qui, lui, pour la première fois, depuis le commencement du débat, montrait un visage agité et plein d’angoisse.
«Eh bien, répéta le président, on vous écoute, monsieur Joseph Rouletabille. Nous attendons le nom de l’assassin.»
Rouletabille fouilla tranquillement dans la poche de son gousset, en tira un énorme oignon, y regarda l’heure, et dit:
«Monsieur le président, je ne pourrai vous dire le nom de l’assassin qu’à six heures et demie! Nous avons encore quatre bonnes heures devant nous!»
La salle fit entendre des murmures étonnés et désappointés. Quelques avocats dirent à haute voix:
«Il se moque de nous!»
Le président avait l’air enchanté; maîtres Henri-Robert et André Hesse étaient ennuyés.
Le président dit:
«Cette plaisanterie a assez duré. Vous pouvez vous retirer, monsieur, dans la salle des témoins. Je vous garde à notre disposition.»
Rouletabille protesta:
«Je vous affirme, monsieur le président, s’écria-t-il, de sa voix aiguë et claironnante, je vous affirme que, lorsque je vous aurai dit le nom de l’assassin, vous comprendrez que je ne pouvais vous le dire qu’à six heures et demie! Parole d’honnête homme! Foi de Rouletabille!… Mais, en attendant, je peux toujours vous donner quelques explications sur l’assassinat du garde… M. Frédéric Larsan qui m’a vu «travailler» au Glandier pourrait vous dire avec quel soin j’ai étudié toute cette affaire. J’ai beau être d’un avis contraire au sien et prétendre qu’en faisant arrêter M. Robert Darzac, il a fait arrêter un innocent, il ne doute pas, lui, de ma bonne foi, ni de l’importance qu’il faut attacher à mes découvertes, qui ont souvent corroboré les siennes!»
Frédéric Larsan dit:
«Monsieur le président, il serait intéressant d’entendre M. Joseph Rouletabille; d’autant plus intéressant qu’il n’est pas de mon avis.»
Un murmure d’approbation accueillit cette parole du policier. Il acceptait le duel en beau joueur. La joute promettait d’être curieuse entre ces deux intelligences qui s’étaient acharnées au même tragique problème et qui étaient arrivées à deux solutions différentes.
Comme le président se taisait, Frédéric Larsan continua:
«Ainsi nous sommes d’accord pour le coup de couteau au cœur qui a été donné au garde par l’assassin de Mlle Stangerson; mais, puisque nous ne sommes plus d’accord sur la question de la fuite de l’assassin, «dans le bout de cour», il serait curieux de savoir comment M. Rouletabille explique cette fuite.
– Évidemment, fit mon ami, ce serait curieux!»
Toute la salle partit encore à rire. Le président déclara aussitôt que, si un pareil fait se renouvelait, il n’hésiterait pas à mettre à exécution sa menace de faire évacuer la salle.
«Vraiment, termina le président, dans une affaire comme celle-là, je ne vois pas ce qui peut prêter à rire.
– Moi non plus!» dit Rouletabille.
Des gens, devant moi, s’enfoncèrent leur mouchoir dans la bouche pour ne pas éclater…
«Allons, fit le président, vous avez entendu, jeune homme, ce que vient de dire M. Frédéric Larsan. Comment, selon vous, l’assassin s’est-il enfui du «bout de cour»?
Rouletabille regarda Mme Mathieu, qui lui sourit tristement.
«Puisque Mme Mathieu, dit-il, a bien voulu avouer tout l’intérêt qu’elle portait au garde…
– la coquine! s’écria le père Mathieu.
– Faites sortir le père Mathieu! «ordonna le président.
On emmena le père Mathieu.
Rouletabille reprit:
«… Puisqu’elle a fait cet aveu, je puis bien vous dire qu’elle avait souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premier étage du donjon, dans la chambre qui fut, autrefois un oratoire. Ces conversations furent surtout fréquentes dans les derniers temps, quand le père Mathieu était cloué au lit par ses rhumatismes.
«Une piqûre de morphine, administrée à propos, donnait au père Mathieu le calme et le repos, et tranquillisait son épouse pour les quelques heures pendant lesquelles elle était dans la nécessité de s’absenter. Mme Mathieu venait au château, la nuit, enveloppée dans un grand châle noir qui lui servait autant que possible à dissimuler sa personnalité et la faisait ressembler à un sombre fantôme qui, parfois, troubla les nuits du père Jacques. Pour prévenir son ami de sa présence, Mme Mathieu avait emprunté au chat de la mère Agenoux, une vieille sorcière de Sainte-Geneviève-des-Bois, son miaulement sinistre; aussitôt, le garde descendait de son donjon et venait ouvrir la petite poterne à sa maîtresse. Quand les réparations du donjon furent récemment entreprises, les rendez-vous n’en eurent pas moins lieu dans l’ancienne chambre du garde, au donjon même, la nouvelle chambre, qu’on avait momentanément abandonnée à ce malheureux serviteur, à l’extrémité de l’aile droite du château, n’étant séparée du ménage du maître d’hôtel et de la cuisinière que par une trop mince cloison.
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