«Ma preuve, la voilà!
– Expliquez-vous… Quelle preuve? demanda le président.
– Ma preuve irréfutable, fit le jeune reporter, ne voyez-vous pas que c’est la fuite de Larsan. Je vous jure qu’il ne reviendra pas, allez!… vous ne reverrez plus Frédéric Larsan…»
Rumeurs au fond de la salle.
«Si vous ne vous moquez pas de la justice, pourquoi, monsieur, n’avez-vous pas profité de ce que Larsan était avec vous, à cette barre, pour l’accuser en face? Au moins, il aurait pu vous répondre!…
– Quelle réponse eût été plus complète que celle-ci, monsieur le président?… il ne me répond pas! Il ne me répondra jamais! J’accuse Larsan d’être l’assassin et il se sauve! Vous trouvez que ce n’est pas une réponse, ça!…
– Nous ne voulons pas croire, nous ne croyons point que Larsan, comme vous dites, «se soit sauvé»… Comment se serait-il sauvé? Il ne savait pas que vous alliez l’accuser?
– Si, m’sieur, il le savait, puisque je le lui ai appris moi-même, tout à l’heure…
– Vous avez fait cela!… Vous croyez que Larsan est l’assassin et vous lui donnez les moyens de fuir!…
– Oui, m’sieur le président, j’ai fait cela, répliqua Rouletabille avec orgueil… Je ne suis pas de la «justice», moi; je ne suis pas de la «police», moi; je suis un humble journaliste, et mon métier n’est point de faire arrêter les gens! Je sers la vérité comme je veux… c’est mon affaire… Préservez, vous autres, la société, comme vous pouvez, c’est la vôtre… Mais ce n’est pas moi qui apporterai une tête au bourreau!… Si vous êtes juste, monsieur le président – et vous l’êtes – vous trouverez que j’ai raison!… Ne vous ai-je pas dit, tout à l’heure, «que vous comprendriez que je ne pouvais prononcer le nom de l’assassin avant six heures et demie». J’avais calculé que ce temps était nécessaire pour avertir Frédéric Larsan, lui permettre de prendre le train de 4 heures 17, pour Paris, où il saurait se mettre en sûreté… Une heure pour arriver à Paris, une heure et quart pour qu’il pût faire disparaître toute trace de son passage… Cela nous amenait à six heures et demie… Vous ne retrouverez pas Frédéric Larsan, déclara Rouletabille en fixant M. Robert Darzac… il est trop malin… C’est un homme qui vous a toujours échappé… et que vous avez longtemps et vainement poursuivi… S’il est moins fort que moi, ajouta Rouletabille, en riant de bon cœur et en riant tout seul, car personne n’avait plus envie de rire… il est plus fort que toutes les polices de la terre. Cet homme, qui, depuis quatre ans, s’est introduit à la Sûreté, et y est devenu célèbre sous le nom de Frédéric Larsan, est autrement célèbre sous un autre nom que vous connaissez bien. Frédéric Larsan, m’sieur le président, c’est Ballmeyer!
– Ballmeyer! s’écria le président.
– Ballmeyer! fit Robert Darzac, en se soulevant… Ballmeyer!… C’était donc vrai!
– Ah! ah! m’sieur Darzac, vous ne croyez plus que je suis fou, maintenant!…»
Ballmeyer! Ballmeyer! Ballmeyer! On n’entendait plus que ce nom dans la salle. Le président suspendit l’audience.
*
Vous pensez si cette suspension d’audience fut mouvementée. Le public avait de quoi s’occuper. Ballmeyer! On trouvait, décidément, le gamin «épatant»! Ballmeyer! Mais le bruit de sa mort avait couru, il y avait, de cela, quelques semaines. Ballmeyer avait donc échappé à la mort comme, toute sa vie, il avait échappé aux gendarmes. Est-il nécessaire que je rappelle ici les hauts faits de Ballmeyer? Ils ont, pendant vingt ans, défrayé la chronique judiciaire et la rubrique des faits divers; et, si quelques-uns de mes lecteurs ont pu oublier l’affaire de la «Chambre Jaune», ce nom de Ballmeyer n’est certainement pas sorti de leur mémoire. Ballmeyer fut le type même de l’escroc du grand monde; il n’était point de gentleman plus gentleman que lui; il n’était point de prestidigitateur plus habile de ses doigts que lui; il n’était point d’ «apache», comme on dit aujourd’hui, plus audacieux et plus terrible que lui. Reçu dans la meilleure société, inscrit dans les cercles les plus fermés, il avait volé l’honneur des familles et l’argent des pontes avec une maestria qui ne fut jamais dépassée. Dans certaines occasions difficiles, il n’avait pas hésité à faire le coup de couteau ou le coup de l’os de mouton. Du reste, il n’hésitait jamais, et aucune entreprise n’était au-dessus de ses forces. Étant tombé une fois entre les mains de la justice, il s’échappa, le matin de son procès, en jetant du poivre dans les yeux des gardes qui le conduisaient à la cour d’assises. On sut plus tard que, le jour de sa fuite, pendant que les plus fins limiers de la Sûreté étaient à ses trousses, il assistait, tranquillement, nullement maquillé, à une «première» du Théâtre-Français. Il avait ensuite quitté la France pour travailler en Amérique, et la police de l’état d’Ohio avait, un beau jour, mis la main sur l’exceptionnel bandit; mais, le lendemain, il s’échappait encore… Ballmeyer, il faudrait un volume pour parler ici de Ballmeyer, et c’est cet homme qui était devenu Frédéric Larsan!… Et c’est ce petit gamin de Rouletabille qui avait découvert cela!… Et c’est lui aussi, ce moutard, qui, connaissant le passé d’un Ballmeyer, lui permettait, une fois de plus, de faire la nique à la société, en lui fournissant le moyen de s’échapper! À ce dernier point de vue, je ne pouvais qu’admirer Rouletabille, car je savais que son dessein était de servir jusqu’au bout M. Robert Darzac et Mlle Stangerson en les débarrassant du bandit sans qu’il parlât.
On n’était pas encore remis d’une pareille révélation, et j’entendais déjà les plus pressés s’écrier: «En admettant que l’assassin soit Frédéric Larsan, cela ne nous explique pas comment il est sorti de la Chambre Jaune!…» quand l’audience fut reprise.
*
Rouletabille fut appelé immédiatement à la barre et son interrogatoire, car il s’agissait là plutôt d’un interrogatoire que d’une déposition, reprit.
Le président:
«Vous nous avez dit tout à l’heure, monsieur, qu’il était impossible de s’enfuir du bout de cour. J’admets, avec vous, je veux bien admettre que, puisque Frédéric Larsan se trouvait penché à sa fenêtre, au-dessus de vous, il fût encore dans ce bout de cour; mais, pour se trouver à sa fenêtre, il lui avait fallu quitter ce bout de cour. Il s’était donc enfui! Et comment?»
Rouletabille:
«J’ai dit qu’il n’avait pu s’enfuir «normalement…» Il s’est donc enfui «anormalement»! Car le bout de cour, je l’ai dit aussi, n’était que «quasi» fermé tandis que la «Chambre Jaune» l’était tout à fait. On pouvait grimper au mur, chose impossible dans la «Chambre Jaune», se jeter sur la terrasse et de là, pendant que nous étions penchés sur le cadavre du garde, pénétrer de la terrasse dans la galerie par la fenêtre qui donne juste au-dessus. Larsan n’avait plus qu’un pas à faire pour être dans sa chambre, ouvrir sa fenêtre et nous parler. Ceci n’était qu’un jeu d’enfant pour un acrobate de la force de Ballmeyer. Et, monsieur le président, voici la preuve de ce que j’avance.»
Ici, Rouletabille tira de la poche de son veston, un petit paquet qu’il ouvrit, et dont il tira une cheville.
«Tenez, monsieur le président, voici une cheville qui s’adapte parfaitement dans un trou que l’on trouve encore dans le «corbeau» de droite qui soutient la terrasse en encorbellement. Larsan, qui prévoyait tout et qui songeait à tous les moyens de fuite autour de sa chambre – chose nécessaire quand on joue son jeu – avait enfoncé préalablement cette cheville dans ce «corbeau». Un pied sur la borne qui est au coin du château, un autre pied sur la cheville, une main à la corniche de la porte du garde, l’autre main à la terrasse, et Frédéric Larsan disparaît dans les airs… d’autant mieux qu’il est fort ingambe et que, ce soir-là, il n’était nullement endormi par un narcotique, comme il avait voulu nous le faire croire. Nous avions dîné avec lui, monsieur le président, et, au dessert, il nous joua le coup du monsieur qui tombe de sommeil, car il avait besoin d’être, lui aussi, endormi, pour que, le lendemain, on ne s’étonnât point que moi, Joseph Rouletabille, j’aie été victime d’un narcotique en dînant avec Larsan. Du moment que nous avions subi le même sort, les soupçons ne l’atteignaient point et s’égaraient ailleurs. Car, moi, monsieur le président, moi, j’ai été bel et bien endormi, et par Larsan lui-même, et comment!… Si je n’avais pas été dans ce triste état, jamais Larsan ne se serait introduit dans la chambre de Mlle Stangerson ce soir-là, et le malheur ne serait pas arrivé!…»
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