On arriva ainsi, dans la galerie, devant la porte de l’antichambre de Mlle Stangerson. M. de Marquet frappa à la porte. Une femme de chambre apparut. C’était Sylvie, une petite bonniche dont les cheveux d’un blond fadasse retombaient en désordre sur un visage consterné.
«M. Stangerson est là? demanda le juge d’instruction.
– Oui, monsieur.
– Dites-lui que je désire lui parler.»
Sylvie alla chercher M. Stangerson.
Le savant vint à nous; il pleurait; il faisait peine à voir.
«Que me voulez-vous encore? demanda celui-ci au juge. Ne pourrait-on pas, monsieur, dans un moment pareil, me laisser un peu tranquille!
– Monsieur, fit le juge, il faut absolument que j’aie, sur-le-champ, un entretien avec M. Robert Darzac. Ne pourriez-vous le décider à quitter la chambre de Mlle Stangerson? Sans quoi, je me verrais dans la nécessité d’en franchir le seuil avec tout l’appareil de la justice.»
Le professeur ne répondit pas; il regarda le juge, le gendarme et tous ceux qui les accompagnaient comme une victime regarde ses bourreaux, et il rentra dans la chambre.
Aussitôt M. Robert Darzac en sortit. Il était bien pâle et bien défait; mais, quand le malheureux aperçut, derrière Frédéric Larsan, l’employé de chemin de fer, son visage se décomposa encore; ses yeux devinrent hagards et il ne put retenir un sourd gémissement.
Nous avions tous saisi le tragique mouvement de cette physionomie douloureuse. Nous ne pûmes nous empêcher de laisser échapper une exclamation de pitié. Nous sentîmes qu’il se passait alors quelque chose de définitif qui décidait de la perte de M. Robert Darzac. Seul, Frédéric Larsan avait une figure rayonnante et montrait la joie d’un chien de chasse qui s’est enfin emparé de sa proie.
M. de Marquet dit, montrant à M. Darzac le jeune employé à la barbiche blonde:
«Vous reconnaissez monsieur?
– Je le reconnais, fit Robert Darzac d’une voix qu’il essayait en vain de rendre ferme. C’est un employé de l’Orléans à la station d’Épinay-sur-Orge.
– Ce jeune homme, continua M. de Marquet, affirme qu’il vous a vu descendre de chemin de fer, à Épinay…
– Cette nuit, termina M. Darzac, à dix heures et demie… c’est vrai!…»
Il y eut un silence…
«Monsieur Darzac, reprit le juge d’instruction sur un ton qui était empreint d’une poignante émotion… Monsieur Darzac, que veniez-vous faire cette nuit à Épinay-sur-Orge, à quelques kilomètres de l’endroit où l’on assassinait Mlle Stangerson?…»
M. Darzac se tut. Il ne baissa pas la tête, mais il ferma les yeux, soit qu’il voulût dissimuler sa douleur, soit qu’il craignît qu’on pût lire dans son regard quelque chose de son secret.
«Monsieur Darzac, insista M. de Marquet… pouvez-vous me donner l’emploi de votre temps, cette nuit?»
M. Darzac rouvrit les yeux. Il semblait avoir reconquis toute sa puissance sur lui-même.
«Non, monsieur!…
– Réfléchissez, monsieur! car je vais être dans la nécessité, si vous persistez dans votre étrange refus, de vous garder à ma disposition.
– Je refuse…
– Monsieur Darzac! Au nom de la loi, je vous arrête!…»
Le juge n’avait pas plutôt prononcé ces mots que je vis Rouletabille faire un mouvement brusque vers M. Darzac. Il allait certainement parler, mais celui-ci d’un geste lui ferma la bouche… Du reste, le gendarme s’approchait déjà de son prisonnier… À ce moment un appel désespéré retentit:
«Robert!… Robert!…»
Nous reconnûmes la voix de Mlle Stangerson, et, à cet accent de douleur, pas un de nous qui ne frissonnât. Larsan lui-même, cette fois, en pâlit. Quant à M. Darzac, répondant à l’appel, il s’était déjà précipité dans la chambre…
Le juge, le gendarme, Larsan s’y réunirent derrière lui; Rouletabille et moi restâmes sur le pas de la porte. Spectacle déchirant: Mlle Stangerson, dont le visage avait la pâleur de la mort, s’était soulevée sur sa couche, malgré les deux médecins et son père… Elle tendait des bras tremblants vers Robert Darzac sur qui Larsan et le gendarme avaient mis la main… Ses yeux étaient grands ouverts… elle voyait… elle comprenait… Sa bouche sembla murmurer un mot… un mot qui expira sur ses lèvres exsangues… un mot que personne n’entendit… et elle se renversa, évanouie… On emmena rapidement Darzac hors de la chambre… En attendant une voiture que Larsan était allé chercher, nous nous arrêtâmes dans le vestibule. Notre émotion à tous était extrême. M. de Marquet avait la larme à l’œil. Rouletabille profita de ce moment d’attendrissement général pour dire à M. Darzac:
«Vous ne vous défendrez pas?
– Non! répliqua le prisonnier.
– Moi, je vous défendrai, monsieur…
– Vous ne le pouvez pas, affirma le malheureux avec un pauvre sourire… Ce que nous n’avons pu faire, Mlle Stangerson et moi, vous ne le ferez pas!
– Si, je le ferai.»
Et la voix de Rouletabille était étrangement calme et confiante. Il continua:
«Je le ferai, monsieur Robert Darzac, parce que moi, j’en sais plus long que vous!
– Allons donc! murmura Darzac presque avec colère.
– Oh! soyez tranquille, je ne saurai que ce qu’il sera utile de savoir pour vous sauver!
– Il ne faut rien savoir , jeune homme… si vous voulez avoir droit à ma reconnaissance.»
Rouletabille secoua la tête. Il s’approcha tout près, tout près de Darzac:
«Écoutez ce que je vais vous dire, fit-il à voix basse… et que cela vous donne confiance! Vous, vous ne savez que le nom de l’assassin; Mlle Stangerson, elle, connaît seulement la moitié de l’assassin; mais moi, je connais ses deux moitiés; je connais l’assassin tout entier, moi!…»
Robert Darzac ouvrit des yeux qui attestaient qu’il ne comprenait pas un mot de ce que venait de lui dire Rouletabille. La voiture, sur ces entrefaites, arriva, conduite par Frédéric Larsan. On y fit monter Darzac et le gendarme. Larsan resta sur le siège. On emmenait le prisonnier à Corbeil.
XXV Rouletabille part en voyage
Le soir même nous quittions le Glandier, Rouletabille et moi. Nous en étions fort heureux: cet endroit n’avait rien qui pût encore nous retenir. Je déclarai que je renonçais à percer tant de mystères, et Rouletabille, en me donnant une tape amicale sur l’épaule, me confia qu’il n’avait plus rien à apprendre au Glandier, parce que le Glandier lui avait tout appris. Nous arrivâmes à Paris vers huit heures. Nous dînâmes rapidement, puis, fatigués, nous nous séparâmes en nous donnant rendez-vous le lendemain matin chez moi.
À l’heure dite, Rouletabille entrait dans ma chambre. Il était vêtu d’un complet à carreaux en drap anglais, avait un ulster sur le bras, une casquette sur la tête et un sac à la main. Il m’apprit qu’il partait en voyage.
«Combien de temps serez-vous parti? lui demandai-je.
– Un mois ou deux, fit-il, cela dépend…»
Je n’osai l’interroger…
«Savez-vous, me dit-il, quel est le mot que Mlle Stangerson a prononcé hier avant de s’évanouir… en regardant M. Robert Darzac?…
– Non, personne ne l’a entendu…
– Si! répliqua Rouletabille, moi! Elle lui disait: «parle!»
– Et M. Darzac parlera?
– Jamais!»
J’aurais voulu prolonger l’entretien, mais il me serra fortement la main et me souhaita une bonne santé, je n’eus que le temps de lui demander:
«Vous ne craignez point que, pendant votre absence, il se commette de nouveaux attentats?…
– Je ne crains plus rien de ce genre, dit-il, depuis que M. Darzac est en prison.»
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