«Mon Dieu! fit-il, la voix rauque… tout cela a été bouleversé! On a démoli la vieille étude «où j’ai retrouvé le couteau», et le préau dans lequel «il avait caché l’argent» a été transporté plus loin… Mais les murs de la chapelle n’ont point changé de place, eux!… Regardez, Sainclair, penchez-vous; cette porte qui donne dans les sous-sols de la chapelle, c’est la porte de la petite classe. Je l’ai franchie combien de fois, mon Dieu! Quand j’étais tout petit enfant… Mais jamais, jamais je ne sortais de là aussi joyeux, même aux heures des plus folles récréations, que lorsque le père Simon venait me chercher pour aller au parloir où m’attendait la Dame en noir!… Pourvu, mon Dieu! qu’on n’ait point touché au parloir!…»
Et il risqua un coup d’œil en arrière, avança la tête.
«Non! non!… Tenez, le voilà, le parloir!… À côté de la voûte… c’est la première porte à droite… c’est là qu’elle venait… c’est là… Nous allons y aller tout à l’heure, quand le père Simon sera descendu…»
Et il claquait des dents…
«C’est fou, dit-il, je crois que je vais devenir fou… Qu’est-ce que vous voulez? C’est plus fort que moi, n’est-ce pas?… L’idée que je vais revoir le parloir… où elle m’attendait… Je ne vivais que dans l’espoir de la voir, et, quand elle était partie, malgré que je lui promettais toujours d’être raisonnable, je tombais dans un si morne désespoir que, chaque fois, on craignait pour ma santé. On ne parvenait à me faire sortir de ma prostration qu’en m’affirmant que je ne la verrais plus si je tombais malade. Jusqu’à la visite suivante, je restais avec son souvenir et avec son parfum. N’ayant jamais pu distinctement voir son cher visage, et m’étant enivré jusqu’à en défaillir, lorsqu’elle me serrait dans ses bras, de son parfum, je vivais moins avec son image qu’avec son odeur. Les jours qui suivaient sa visite, je m’échappais de temps en temps, pendant les récréations, jusqu’au parloir, et, lorsque celui-ci était vide, comme aujourd’hui, j’aspirais, je respirais religieusement cet air qu’elle avait respiré, je faisais provision de cette atmosphère où elle avait un instant passé, et je sortais, le cœur embaumé… C’était le plus délicat, le plus subtil et certainement le plus naturel, le plus doux parfum du monde et j’imaginais bien que je ne le rencontrerais plus jamais, jusqu’à ce jour que je vous ai dit, Sainclair… vous vous rappelez… le jour de la réception à l’Élysée…
– Ce jour-là, mon ami, vous avez rencontré Mathilde Stangerson…
– C’est vrai!…» répondit-il d’une voix tremblante…
… Ah! si j’avais su à ce moment que la fille du professeur Stangerson, lors de son premier mariage en Amérique, avait eu un enfant, un fils qui aurait dû, s’il était vivant encore, avoir l’âge de Rouletabille, peut-être, après le voyage que mon ami avait fait là-bas et où il avait été certainement renseigné, peut-être eussé-je enfin compris son émotion, sa peine, le trouble étrange qu’il avait à prononcer ce nom de Mathilde Stangerson dans ce collège où venait autrefois la Dame en noir!
Il y eut un silence que j’osai troubler.
«Et vous n’avez jamais su pourquoi la Dame en noir n’était plus revenue?
– Oh! fit Rouletabille, je suis sûr que la Dame en noir est revenue… Mais c’est moi qui étais parti!…
– Qui est-ce qui était venu vous chercher?
– Personne!… je m’étais sauvé!…
– Pourquoi?… Pour la chercher?
– Non! non!… pour la fuir!… pour la fuir, vous dis-je, Sainclair!… Mais elle est revenue!… je suis sûr qu’elle est revenue!…
– Elle a dû être désespérée de ne plus vous retrouver!…» Rouletabille leva les bras vers le ciel, secoua la tête.
«Est-ce que je sais?… Peut-on savoir?… Ah! je suis bien malheureux!… Chut! mon ami!… chut!… le père Simon… là… Il s’en va… enfin!… Vite!… au parloir!…»
Nous y fûmes en trois enjambées. C’était une pièce banale, assez grande, avec de pauvres rideaux blancs à ses fenêtres nues. Elle était meublée de six chaises de paille alignées contre les murailles, d’une glace au-dessus de la cheminée et d’une pendule. Il faisait là-dedans assez sombre.
En entrant dans cette pièce, Rouletabille se découvrit avec un de ces gestes de respect et de recueillement que l’on n’a, à l’ordinaire, qu’en pénétrant dans un endroit sacré. Il était devenu très rouge, s’avançait à petits pas, très embarrassé, roulant sa casquette de voyage entre ses doigts. Il se tourna vers moi et, tout bas, plus bas encore qu’il ne m’avait parlé dans la chapelle…
«Oh! Sainclair! le voilà, le parloir!… Tenez, touchez mes mains, je brûle… je suis rouge, n’est-ce pas?… J’étais toujours rouge quand j’entrais ici et que je savais que j’allais l’y trouver!… Certainement, j’ai couru… je suis essoufflé… Je n’ai pas pu attendre, n’est-ce pas?… Oh! mon cœur, mon cœur qui bat comme quand j’étais tout petit… Tenez, j’arrivais ici… là, là!… à la porte, et puis je m’arrêtais, tout honteux… Mais j’apercevais son ombre noire dans le coin; elle me tendait silencieusement les bras et je m’y jetais, et tout de suite, en nous embrassant, nous pleurions!… C’était bon! C’était ma mère, Sainclair!… Oh! ce n’est pas elle qui me l’a dit; au contraire, elle, elle me disait que ma mère était morte et qu’elle était une amie de ma mère… Seulement, comme elle me disait aussi de l’appeler: «maman!» et qu’elle pleurait quand je l’embrassais, je sais bien que c’était ma mère… Tenez, elle s’asseyait toujours là, dans ce coin sombre, et elle venait à la tombée du jour, quand on n’avait pas encore allumé, dans le parloir… En arrivant, elle déposait, sur le rebord de cette fenêtre, un gros paquet blanc, entouré d’une ficelle rose. C’était une brioche. J’adore les brioches, Sainclair!…»
Et Rouletabille ne put plus se retenir. Il s’accouda à la cheminée et il pleura, pleura… Quand il fut un peu soulagé, il releva la tête, me regarda et me sourit tristement. Et puis, il s’assit, très las. Je n’avais garde de lui adresser la parole. Je sentais si bien que ce n’était pas avec moi qu’il causait, mais avec ses souvenirs…
Je le vis qui sortait de sa poitrine la lettre que je lui avais remise et, les mains tremblantes, il la décacheta. Il la lut lentement. Soudain, sa main retomba, et il poussa un gémissement. Lui, tout à l’heure si rouge était devenu si pâle… si pâle qu’on eût dit que tout son sang s’était retiré de son cœur. Je fis un mouvement, mais son geste m’interdit de l’approcher. Et puis, il ferma les yeux.
J’aurais pu croire qu’il dormait. Je m’éloignai tout doucement alors, sur la pointe des pieds, comme on fait dans la chambre d’un malade. J’allai m’appuyer à une croisée qui donnait sur une petite cour habitée par un grand marronnier. Combien de temps restai-je là à considérer ce marronnier? Est-ce que je sais?… Est-ce que je sais seulement ce que nous aurions répondu à quelqu’un de la maison qui fût entré dans le parloir, à ce moment? Je songeais obscurément à l’étrange et mystérieuse destinée de mon ami… À cette femme qui était peut-être sa mère et qui, peut-être, ne l’était pas!… Rouletabille était alors si jeune… Il avait tant besoin d’une mère qu’il s’en était peut-être, dans son imagination, donné une… Rouletabille!… quel autre nom lui connaissions-nous?… Joseph Joséphin… C’était sans doute sous ce nom-là qu’il avait fait ses premières études, ici… Joseph Joséphin, comme le disait le rédacteur en chef de l’Époque : «Ça n’est pas un nom, ça!» Et, maintenant, qu’était-il venu faire ici? Rechercher la trace d’un parfum!… Revivre un souvenir?… une illusion?…
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