Et Jacques qui prétendait, qui soutenait que Suky ne devait rien, ne pouvait rien savoir!
– Mais l'avez-vous vue, cette dame? interrogea maître Folgat.
– Comme je vous vois.
– La reconnaîtriez-vous?
– Entre mille.
– Et si l'on vous montrait son portrait?
– Je ne m'y tromperais pas.
Maître Folgat lui tendit l'album.
– Eh bien! cherchez, dit-il.
Ce fut l'affaire d'une minute.
– La voilà! s'écria Suky en mettant le doigt sur la photographie de Mme de Claudieuse.
Il n'y avait plus à douter.
– Seulement, reprit le jeune avocat, il faudrait, miss Suky, répéter devant la justice tout ce que vous venez de dire.
– Je le répéterai volontiers, puisque c'est la vérité.
– Cela étant, on va vous chercher un logement, et vous y resterez à notre disposition. Soyez sans crainte, vous ne manquerez de rien, et l'on vous payera des gages comme si vous étiez en place.
Maître Folgat n'eut pas le temps d'en dire davantage, le docteur Seignebos entrait comme un coup de vent, en criant à pleine voix:
– Victoire! cette fois. Victoire complète!
Mais il ne pouvait parler devant Suky Wood et l'agent. Il les congédia sans plus de façon, et dès qu'ils furent dehors:
– Je sors de l'hôpital, dit-il à maître Folgat. J'ai vu Goudar. Il a réussi, il a fait parler Cocoleu…
– Qu'a-t-il dit?
– Ce que je savais bien qu'il dirait, si l'on parvenait à lui délier la langue… Mais vous l'entendrez, car il ne suffit pas que Cocoleu avoue tout à Goudar, il faut qu'il se trouve là des témoins pour recueillir les aveux de ce misérable…
– Devant des témoins, il ne parlera pas…
– Il ne les verra pas, ils resteront cachés, l'endroit est admirablement disposé pour une surprise.
– Et si, une fois les témoins cachés, Cocoleu s'obstine à se taire?
– Point. Goudar a trouvé le secret de le faire jaser quand il veut. Ah! c'est un habile mâtin, et qui sait son métier… Avez-vous confiance en lui?
– Oh! complètement.
– Eh bien, il répond du succès. Venez aujourd'hui même, m'a-t-il dit, entre une heure et deux, avec maître Folgat, le procureur de la République et monsieur Daveline, placez-vous à l'endroit que je vais vous montrer, et laissez-moi faire. Et là-dessus, il m'a fait voir où nous mettre et m'a indiqué comment je lui ferais connaître notre présence.
Maître Folgat n'hésita pas.
– Nous n'avons pas un moment à perdre, dit-il, courons au parquet.
Mais dans le corridor même, le docteur et maître Folgat furent arrêtés par Méchinet, lequel arrivait hors d'haleine, et à demi fou de joie.
– C'est monsieur Daubigeon qui m'envoie vous chercher, leur dit-il, écoutez ce qui arrive…
Et rapidement il les met au fait des événements de la matinée, du récit de Cheminot et de la déposition de la bonne de Mme de Claudieuse.
– Ah! cette fois, c'est bien le salut! s'écria M. Seignebos.
Maître Folgat pâlissait d'émotion.
– Avant de nous éloigner, proposa-t-il, apprenons ce qui se passe au marquis de Boiscoran et à mademoiselle Denise…
– Non, interrompit le médecin, attendons une certitude. En route, plutôt, en route!
Ils avaient raison de se hâter. Le procureur de la République et le juge d'instruction les attendaient avec une impatience sans nom. Et dès qu'ils entrèrent dans la petite salle du greffe:
– Eh bien! s'écria M. Daubigeon, Méchinet vous a tout dit…
– Oui, répondit maître Folgat, mais nous savons encore autre chose que vous ignorez.
Et il se mit à raconter l'arrivée de Suky Wood et sa déposition.
Écrasé sous tant de preuves de son erreur, M. Galpin-Daveline s'était affaissé sur sa chaise, sans mouvement, sans voix. Mais M. Daubigeon était radieux.
– Décidément, s'écria-t-il, Jacques est innocent!
– Il l'est sûrement, prononça le docteur Seignebos, et la preuve, c'est que je connais le coupable…
– Oh!…
– Et vous le connaîtrez comme moi, si vous voulez prendre, ainsi que monsieur le juge d'instruction, la peine de me suivre à l'hôpital…
Une heure venait de sonner, et aucun d'eux n'avait rien pris de la journée. Mais c'était bien le moment de songer à déjeuner!
Sans l'ombre d'une hésitation:
– Venez-vous, Daveline? dit simplement le procureur de la République.
Machinalement, avec des mouvements d'automate, le pauvre juge se leva, et ils partirent, laissant le long des rues les gens de Sauveterre stupéfaits de les voir ensemble.
C'est à Mme la supérieure de l'hôpital que M. Daubigeon s'adressa d'abord, et quand il lui eut expliqué ce dont il s'agissait, levant au ciel des yeux résignés:
– Faites, messieurs, répondit-elle, faites, et puissiez-vous réussir, car c'est une lourde croix que ces perpétuelles descentes de justice dans notre paisible maison.
– Suivez-moi donc au quartier des fous, messieurs, dit le docteur.
On appelle le quartier des fous, à l'hôpital de Sauveterre, une petite construction basse, devant laquelle est une cour sablée, entourée d'un mur fort élevé. Cette bâtisse est divisée en six cellules, ayant chacune deux portes, l'une qui donne sur la cour à l'usage des fous, l'autre s'ouvrant à l'extérieur et destinée aux gens de service.
C'est une de ces dernières qu'ouvrit le docteur Seignebos. Et après avoir recommandé le plus religieux silence, car le moindre bruit suspect pouvait réveiller les défiances de Cocoleu, il fit entrer ses compagnons dans une cellule dont la porte, donnant sur la cour, était fermée.
Mais cette porte était percée d'un large judas grillé d'où, sans être vu, on pouvait voir et entendre ce qui se passait et se disait dans la cour.
À moins de deux mètres du judas, sur un banc de bois, étaient assis au soleil Goudar et Cocoleu.
À force d'études et de volonté, le policier avait réussi à donner à son visage une affreuse expression d'hébétude. À ce point que les gens de l'hôpital l'estimaient plus idiot que l'autre. Il tenait son violon qui, sur l'ordre du docteur, lui avait été laissé, et il s'en accompagnait, tout en répétant cette ronde saintongeoise qu'il chantait le jour où, sur le Marché-Neuf, il avait accosté maître Folgat.
Quand l'ageasson y yut des ailes,
Y s'envolit sur les maisons,
La pibôle!
Y s'envolit sur les maisons,
Pibolon!…
Cocoleu, une large tartine d'une main et un gros couteau de paysan de l'autre, achevait son repas. Mais cette musique le ravissait si fort qu'il en oubliait de manger et, la lèvre pendante, l'œil à demi clos, il se dodelinait en mesure.
– Ils sont hideux! ne put s'empêcher de murmurer maître Folgat.
Cependant Goudar, prévenu par le signal convenu, venait de finir son couplet. Il se pencha et retira de dessous le banc une énorme bouteille, dont il parut avaler une large lampée. Il passa ensuite la bouteille à Cocoleu, lequel à son tour se mit à boire, avidement, longtemps, et avec une expression de béatitude idiote. Après quoi, se passant la main sur le creux de l'estomac:
– C'est, c'est, c'est… bon! bégaya-t-il.
M. Daubigeon s'était penché à l'oreille du docteur Seignebos.
– Ah! je comprends, maintenant, murmura-t-il, et aux yeux de Cocoleu je vois qu'il y a longtemps déjà que dure cet exercice de bouteille… le misérable est ivre…
Ayant repris son violon, Goudar chantait:
Et des maisons sur une église,
Qu'était l'église d'Avallon,
La pibôle!
Qu'était l'église d'Avallon,
Pibolon!
– À boire!… interrompit Cocoleu.
Après s'être fait un peu prier, Goudar lui tendit la bouteille, et tandis que, la tête renversée, il buvait à perdre la respiration:
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