– Est-ce possible!
– C'est sûr. Elles sont restées ensemble un bon quart d'heure. Que se sont-elles dit? Le gardien m'a dit qu'il mourait d'envie d'écouter, mais qu'il n'a pu le faire, parce que le curé de Bréchy s'était obstiné à rester dans la salle des pas perdus. Quand elles se sont séparées, elles avaient l'air affreusement troublé. Aussitôt madame de Claudieuse a fait entrer le prêtre, qui est resté près du comte jusqu'au dernier moment…
M. Daubigeon et M. Daveline n'étaient pas revenus de la stupeur où les plongeait ce récit, lorsqu'on frappa timidement à la porte.
– Entrez! cria Méchinet.
La porte s'ouvrit, et le brigadier de gendarmerie parut.
– Je viens de chez monsieur le procureur de la République, dit-il, et c'est la bonne qui m'a dit que je le trouverais ici. Nous venons d'arrêter Cheminot…
– Ce détenu qui s'était évadé…
– Juste. Nous voulions le conduire à la prison, mais il nous a déclaré qu'il avait des révélations à faire très importantes et très pressées, relativement au condamné Boiscoran.
– Cheminot!
– Alors nous l'avons mené au tribunal, et je viens savoir…
– Courez lui dire que je vais l'entendre! s'écria M. Daubigeon. Courez, je vous suis!
Modèle achevé de l'obéissance passive, le brigadier n'avait pas attendu la fin de la phrase pour gagner l'escalier.
– Je vous quitte, Daveline, reprit M. Daubigeon, en proie à la plus extrême agitation. Vous avez entendu. Il faut savoir ce que cela signifie…
Mais le juge d'instruction n'était guère moins bouleversé.
– Vous me permettrez bien de vous accompagner, dit-il.
C'était son droit.
– Soit, répondit le procureur de la République, mais dépêchez-vous…
La recommandation était inutile. Déjà M. Galpin-Daveline avait chaussé ses bottines; il endossa un paletot par-dessus ses vêtements de chambre: il était prêt.
Suivis de Méchinet, les deux magistrats se hâtèrent de sortir, et ce fut pour les bourgeois de Sauveterre un ébahissement nouveau que de voir en ce négligé le juge d'instruction, dont la mise, d'ordinaire, était si sévèrement correcte.
Debout sur le pas de leur porte: il faut, se disaient les boutiquiers, qu'il soit arrivé quelque chose de bien extraordinaire; regarde un peu ces messieurs…
Et de fait, ils marchaient d'un pas à justifier toutes les conjectures, et sans échanger une parole. Pourtant, en arrivant au palais de justice, ils furent contraints de s'arrêter. Quatre ou cinq cents curieux emplissaient la cour, se pressaient sur les marches du perron et obstruaient les portes.
Presque aussitôt un grand silence se fit, toutes les têtes se découvrirent, et la foule s'écarta, ouvrant un passage. Sur le haut du perron, le curé de Bréchy et deux autres prêtres venaient de paraître… Derrière eux, les employés de l'hôpital s'avançaient, portant un brancard recouvert d'un drap noir, et sous ce drap se dessinaient les formes rigides d'un cadavre. Les femmes se signaient, et celles qui avaient assez d'espace s'agenouillaient.
– Pauvre madame de Claudieuse, murmurait l'une d'elles, voilà qu'on lui rapporte le corps de son mari, et l'on dit que la plus jeune de ses filles vient de mourir…
Mais M. Daubigeon, le juge et Méchinet étaient trop fortement préoccupés pour songer à vérifier cette dernière nouvelle. Le passage était libre, ils entrèrent et s'empressèrent de gagner la salle du greffe, où les gendarmes avaient conduit et gardaient leur prisonnier.
Il se leva dès qu'il reconnut les magistrats, retirant respectueusement sa casquette.
C'était bien Cheminot, seulement l'insoucieux vagabond n'avait plus sa physionomie souriante. Il était un peu pâle et visiblement ému.
– Eh bien, lui dit M. Daubigeon, vous vous êtes donc laissé reprendre?
– Faites excuse, mon juge, répondit le pauvre diable, on ne m'a pas repris. C'est moi qui me suis livré.
– Involontairement…
– Oh! bien de mon gré, au contraire! demandez plutôt au brigadier.
Le brigadier fit un pas en avant, et s'inclinant:
– C'est la pure vérité, déclara-t-il. C'est Cheminot lui-même qui est venu me trouver à la caserne, en me disant: «Je me reconstitue prisonnier, je veux parler au procureur de la République pour des révélations…»
Le vagabond se redressa fièrement.
– Monsieur le juge voit que je ne mens pas, reprit-il. Pendant que ces messieurs galopaient après moi, sur toutes les grandes routes, j'étais bien tranquillement installé dans une des mansardes du Mouton-Rouge, et je comptais bien n'en sortir que quand on m'aurait oublié…
– Oui, mais pour loger au Mouton-Rouge, il faut de l'argent, et vous n'en aviez pas…
Tranquillement Cheminot tira de sa poche et montra une poignée de pièces d'or et de billets de cinq et de vingt francs.
– Ces messieurs voient que j'avais de quoi payer ma chambre, dit-il. Si je me suis livré, c'est que je suis honnête, malgré tout; et que j'aime mieux qu'il m'arrive un peu de peine que de voir aller aux galères un malheureux qui n'est pas coupable.
– Monsieur de Boiscoran…
– Oui! Il est innocent. Je le sais, j'en suis sûr, j'en ai des preuves… Et s'il a refusé de parler, je dirai tout, moi!
M. Daubigeon et M. Galpin-Daveline étaient abasourdis.
– Expliquez-vous, dirent-ils en même temps.
Mais le vagabond clignait la tête et montrait les gendarmes, et en homme très au fait des formes de la justice:
– C'est que c'est un grand secret, répondit-il, et quand on est en confesse, on n'aime pas à être entendu d'un autre que de son curé… Ensuite je voudrais que ma déposition fût couchée par écrit…
Sur un signe de M. Daveline, les gendarmes se retirèrent pendant que Méchinet s'asseyait à sa table devant un cahier de papier blanc.
– Maintenant qu'on peut causer, reprit Cheminot, voilà la chose. Ce n'est pas à moi qu'est venue l'idée de m'en sauver. Je n'étais pas mal, dans la prison: voilà l'hiver qui vient, je n'avais pas le sou, et je savais que si j'étais repris, ma position serait très mauvaise. Mais monsieur Jacques de Boiscoran avait envie de passer une soirée dehors…
– Prenez garde à ce que vous allez dire, interrompit sévèrement M. Galpin-Daveline, ce n'est pas impunément qu'on se joue de la justice.
– Que je meure si je ne dis pas la vérité! s'écria le vagabond. Monsieur Jacques a passé toute une soirée dehors.
Le juge d'instruction tressauta.
– Quel conte nous faites-vous là? dit-il.
– J'ai des preuves, répondit froidement Cheminot, et je les donnerai… Donc, voulant sortir, c'est à moi que monsieur Jacques s'adressa, et il fut convenu que, moyennant une certaine somme qu'il m'a donnée, et dont je viens de vous montrer le reste, je percerais un trou dans le mur et que je m'évaderais pour tout de bon, tandis que lui rentrerait après avoir terminé ses affaires.
– Et le geôlier? demanda M. Daubigeon.
Vrai paysan saintongeois, Cheminot était bien trop retors pour compromettre inutilement Blangin. Assumant toute la responsabilité de l'évasion:
– Le geôlier, déclara-t-il, n'y a vu que du feu. Nous n'avions pas besoin de lui. N'étais-je pas quasiment sous-geôlier? N'avais-je pas été chargé par monsieur le juge d'instruction lui-même de la surveillance particulière de monsieur Jacques? N'était-ce pas moi qui ouvrais et fermais sa porte, qui le conduisais au parloir et qui l'en ramenais?
C'était rigoureusement exact.
– Passez! fit M. Daveline d'un ton dur.
– Pour lors, continua Cheminot, ce qui fut dit fut fait… Un soir, sur les neuf heures, je perce le mur, et nous voilà, monsieur Jacques et moi, sur les anciens remparts. Là, il me met dans la main un paquet de billets et me commande de filer pendant qu'il va se rendre à ses affaires. Déjà, à ce moment, je le croyais innocent, mais dame! vous comprenez, je n'en aurais pas mis la main au feu… Et en moi-même je me disais que peut-être il se moquait de moi, et qu'ayant pris sa volée il ne serait pas si bête que de rentrer à la cage… C'est pourquoi, le voyant s'éloigner, la curiosité me prend, et ma foi tant pis! je me mets à le suivre…
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