— Qu’est-ce qui est curieux ? soupiré-je en massant ma bosse.
— Tu as les pieds blancs ! fait-il.
Je fais la grimace. J’aurais dû me badigeonner les nougats du temps que j’y étais.
— C’est une question de pigmentation, assuré-je. Un dermatologue m’a affirmé qu’avec une application de Lion Noir ça pouvait s’arranger.
Il hoche sa bouille malmenée.
— Qu’est-ce qui nous est arrivé ? me demande-t-il.
— Vu l’heure tardive, fais-je, je doute qu’il s’agisse d’une insolation.
Le fin limier en puissance se relève et se révèle.
— Il devait y avoir un voleur planqué dans l’infirmerie et quand nous sommes entrés il nous a assommés.
— Dix sur dix, Racreux. Tu es vraiment le Sherlock du pauvre. M’est avis que la poulaille tient en toi une fameuse recrue.
Il sourcille, prêt à recommencer la castagne.
— Oh, dis, moule-moi un peu. Tu as d’autres explications, toi ?
— Non, mon fils, aucune autre.
Je vais à l’armoire émaillée contenant les médicaments et je déniche un flacon de mercurochrome.
— Approche, que je panse tes blessures, Bayard !
De mauvaise grâce, il s’assied sur un petit tabouret métallique et je nettoie ses plaies. Ma tranche a de sérieux remous internes. On dirait qu’un gros bourdon s’est faufilé dedans et qu’il essaie en vain de ressortir.
— On donne l’alerte ? demande Racreux.
— Pas la peine, demain on préviendra discrètement le dirlo. Pourquoi veux-tu foutre l’émoi dans la volière, notre agresseur est loin !
Je me tais brusquement, le tampon d’ouate levé, les yeux plus écarquillés que ceux d’un hibou qui, après avoir fait joujou à genoux avec des cailloux pour amuser ses poux, aperçoit des bijoux dans un champ de choux [3] Ça ne rime strictement à rien, mais ça délasse.
.
— Qu’est-ce que tu as ? s’inquiète Racreux.
Je lui désigne le lavabo.
— Regarde !
Sous la cuvette la tuyauterie a été dévissée et le siphon repose sur le carrelage, parmi des joints neufs.
— Eh bien ? demande-t-il.
— Je crois savoir avec quoi nous avons été estourbis, mon vieux Pouët-Pouët, assuré-je.
— Avec quoi ?
— Une superbe clé à molette chromée. Le type bricolait la tuyauterie lorsque nous sommes arrivés.
Hébété, le Saint-Thomas à répétitions se vrille la tempe d’un index méprisant.
— Tu charries, Blanche-Neige ! De la plomberie au milieu de la nuit ! C’est un somnambule !
— Plutôt un esprit frappeur ! rectifié-je.
Il en égrène son chapelet cassoulesque et objecte :
— Rien ne dit qu’il bricolait le lavabo. C’est peut-être des travaux en cours.
En guise de réponse, je lui désigne le robinet. Il goutte. Très lentement, mais enfin il goutte. Un peu d’eau sort par le trou de la cuvette, constituant déjà une minuscule flaque sur le sol.
— Eh bien ? interroge Racreux.
— Si les travaux avaient été suspendus hier soir, il y aurait maintenant une grande flaque par terre. Le plombier en tout cas aurait mis une bassine dessous puisque le robico est hémorragique. De toute manière, on saura demain si des travaux étaient prévus.
Le futur commissaire s’emporte.
— Ecoute, Blanche-Neige, j’aime bien piger les choses, c’est pour cette raison d’ailleurs que je me suis fait poulet. Explique-moi un peu à quoi ça rimerait qu’un malfaiteur dévisse le tuyau du lavabo !
Comme je ne réponds pas, étant incapable de lui fournir une théorie valable, il hausse les épaules :
— Tu lis trop, Blanche-Neige. Tu ferais mieux d’écrire !
— Merci du conseil, dis-je, je vais y penser.
Au réveil, Racreux et le fils unique et préféré de Félicie ont plutôt mauvaise mine. Les copains nous demandent si nous pensons jouer Fort Alamo toutes les nuits, auquel cas ils désireraient changer de dortoir. Le gazé de naguère et bibi chiquons aux grands d’Espanche ; mais après la bonne douche réparatrice nous cavalons chez le directeur pour l’affranchir. Il est déjà dans les angoisses, le Big Boss, vu qu’on lui a signalé la détérioration du matériel sanitaire de l’infirmoche et qu’il est en train de se poser des questions à ce sujet. Aussi, nos doléances ajoutent-elles à ses préoccupations. Il nous écoute gentiment, en essuyant la buée de ses lunettes, le masque impénétrable. Son self-contrôle, à cet homme, il faudrait le peindre en rouge et le mettre sous verre pour le montrer en exemple.
Quand on lui a exposé le topo et nos ecchymoses, il fait venir le gardien de noye, un grand vieux dénommé Dupanard parce qu’il a des nougats larges comme des omelettes de douze œufs.
— C’est vous qui étiez de service cette nuit ? demande le patron.
La vieillasse branle son chef.
— Vous n’avez rien entendu d’insolite au deuxième étage ?
Re-branlette de tranche de la part de l’estimé Dupanard. En voilà un qui doit se cloquer du miel de Narbonne dans les coquilles pour jouer les sentinelles. On pourrait débroder les initiales de son pyjama sans qu’il s’en aperçoive ! C’est une époque à lui tout seul, Dupanard. Une époque révolue, of course.
— La porte du bas était-elle fermée à la fin de votre dernière ronde ? s’enquiert le directeur.
— Oui, à double tour, et le verrou était mis.
Le Boss congédie d’un geste ce cheval de trait réincarné.
— On devrait conclure que personne ne s’est introduit dans l’Ecole et que c’est l’un des pensionnaires qui vous a attaqués ! dit-il. Messieurs, je vais me livrer à une petite enquête ; en attendant, je vous recommande la plus complète discrétion.
Comme nous nous apprêtons à prendre congé, on toque à la porte et Alexandre-Benoît Bérurier fait une apparition tapageuse. Il est en pyjama, les pieds nus dans ses ribouis délacés. Il a jeté son imperméable sur ses épaules et coiffé son abominable chapeau mon au bord limoneux comme une margelle d’abreuvoir. Pas rasé, reniflant l’étable et le vin rouge, il s’avance en grattant furieusement son entre-derche avec cinq doigts impatientés.
— Monsieur le directeur, gronde le professeur de bonnes manières en soulevant son chapeau de trois centimètres, je viens déposer une plainte en bon uniforme.
Il s’assied sans y être convié, croise ses jambons et laisse tomber la chaussure de son pied levé.
La chose qui apparaît alors est plutôt infâme. C’est une masse grisâtre avec cinq touches noires d’importance décroissante : les orteils. Ça existe, ça grouille, ça sent. Comme un malheur n’arrive jamais seul, Béru se met à gratter cette chose injustifiable avec acharnement. Racreux, impressionné, nous fait sa fantasia des grands jours.
— A vos souhaits, vicomte ! lance le Gros.
Puis, se tournant vers le directeur.
— Imaginez, m’sieur le directeur, qu’on a fouillé mes bagages pendant la nuit !
— Hein ? s’effare le patron.
— Textuel ! Je m’offrais la ronflette grand siècle, et puis j’ai z’eu le sentiment que quelqu’un vadrouillait dans ma carrée. J’ouvre un store, juste au moment que ma porte se refermait. Dare-dare je bondis. Dans ma précipitance je m’heurte à la table et c’est mon genou qui morfle.
Il relève la jambe gauche de son pyjama, seulement il a le moltebok trop fort, Béru. Comprenant qu’il ne pourra pas dégager le genou endolori par le bas, il se décide à le dégager par le haut. Sans pudeur, le voilà qui tombe son grimpant pour montrer.
— Je crois bien que je m’ai fait un épandage de si beau vis, diagnostique l’Enflure.
Il caresse d’un boudin prudent l’énorme genou violacé et gonflé.
— Au moins un jerricane de flotte, là-dedans, affirme-t-il. Et c’est sensible !
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