Mon voisin immédiat est un dénommé Racreux. Sa spécialité, à lui, c’est l’incongruité inférieure. Dès qu’il est à l’horizontale, le voilà qui nous joue « l’attaque du Pacific Express » en bruitage naturel. Pas de sa faute : il a le pancréas qui appuie sur son gros côlon. Même que le toubib lui a fait un certificat comme quoi il a le droit de faire ses vents pendant les cérémonies officielles.
— Eh, Blanche-Neige ! m’interpelle-t-il. Je t’entends qui dors pas…
— Je t’entends aussi, réponds-je.
— Tu veux faire une petite belote ?
Je ne suis pas un forcené des brèmes et il est rare que je tape le carton ; mais la belote c’est pas fatigant, cérébralement.
— Pourquoi pas ? réponds-je.
Il arrive dans mon box avec un jeu-réclame plus cradingue qu’une serpillière.
— A toi de faire, Blanche-Neige ! déclare obligeamment ce bon Simplet.
Il coupe en ponctuant d’un de ces bruits dont il a le secret.
— Macao, l’enfer du jeu, je plaisante en distribuant.
— Tais-toi, mon cœur, s’exclame Racreux, en laissant parler autre chose que son palpitant, ce que j’ai pu en faire des parties avec ce pauvre Bardane.
Voilà qu’il m’intéresse de but en blanc, le collègue. C’est un grand type gentil, brun, avec des lunettes et des boutons sur la frime.
— Tu le connaissais bien ?
— Un charmant camarade, soupire-t-il.
Il met ses cartes en éventail et sourit d’un air entendu.
— J’ai un carré de barbus, annonce-t-il triomphalement.
D’allégresse il tire une salve d’honneur. Dans la chambrée un râleur proteste, lui conseille d’y mettre un silencieux une fois pour toutes. Racreux hausse les épaules. Ça aussi c’est mauvais, ce mouvement, pour ce qu’il a. Ça l’oblige à réitérer. On se croirait en pleine Sologne, au moment des hécatombes.
— Ce Racreux, dit quelqu’un, il devrait recharger les siphons au lieu de s’obstiner dans la police.
Imperturbable, Racreux me produit quatre rois fripés, crasseux, usés mais paisibles derrière leur barbouse.
— Mords un peu cette conférence au sommet dit-il.
Je le laisse jouir de son triomphe, puis j’attaque, à l’innocence :
— Qu’est-ce qu’a pu lui passer dans la tronche au dénommé Bardane pour qu’il s’expédie dans la terre glaise en petite vitesse ?
Racreux préambule par quelques sonorités bien venues. Rien d’hiroshimiesque : de simples gammes pour se mettre en souffle.
— Je donnerais gros pour le savoir, murmure-t-il enfin ; y avait pas plus joyeux que ce copain-là.
— Une mémère qui lui aura fait du contrecarre, sans doute ? hypothésé-je.
Il réfute :
— On voit que tu connaissais pas Bardane. Des souris, il en avait à revendre ; un vrai cheptel. Son cœur c’était même pas un artichaut, mais une boule de pissenlit. Tu soufflais dessus et il s’éparpillait.
— La santé alors ?
— Un roc ! En gym’ il aidait le moniteur pour les démonstrations et il t’escaladait une corde lisse comme toi l’escalier de l’Opéra. Le toubib dit qu’il a fait une brutale dépression. C’est rare, mais ça arrive, la preuve !
Il me coupe mon dix de pique avec un petit trèfle perfide. Dans le geste, on dirait qu’il se déchire de bas en haut, comme un tissu.
— Il avait de la famille ?
— Bardane ? demande déjà distraitement Racreux en me proposant un as de carreau conquérant.
— Oui.
Mon collègue me virgule une œillade indécise par-dessus la tierce à cœur qu’il n’a pas encore mise dans le commerce.
— Ça te passionne, on dirait ?
Je hausse les épaules.
— T’es marrant, mon pote, nous sommes flics et une énigme se pose à nous, au sein de notre communauté, normal qu’on s’y intéresse, non ?
Ça le fait chevroter du fondement, l’émotion [2] Si vous trouvez que je rabelaise un peu trop, allez m'attendre au chapitre suivant.
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— C’est pas tellement une énigme, proteste-t-il.
— Ah ! tu trouves ? Un jeune gars, marrant, costaud, cavaleur et enthousiaste descend de l’autobus dans lequel il venait de grimper et rentre les coudes au corps à la pension Colibri pour se gommer l’extrait de naissance et tu estimes que c’est du bon quotidien sans intérêt ?
« Dis donc, l’esprit Royco, tu vas te le faire expédier par la poste, j’espère, avant d’entrer en fonctions ? »
Son regard se coagule.
— Mollo, Blanche-Neige, mollo ! dit-il sombrement. J’ai pas de leçon à recevoir d’un bougnoule.
Je me sens nègre, tout à coup. Une grande navrance s’insinue en moi. Moralement je ressemble à un chèque barré. La colère que j’éprouve a l’allure d’une grippe, elle me bloque le souffle, me file un peu de température et me fait trouver la vie et les vivants bêtes, laids et provisoires.
— Bougnoule, dis-je, dans ton esprit, ça correspond à quoi au juste, dis, Racreux ?
Il bat les cartes d’un geste fataliste.
— Te fâche pas !
— Je me fâche pas, je voudrais que tu m’expliques enfin ce sentiment de supériorité que te confère la pâleur de ta peau. Tu as vraiment l’impression d’être un type supérieur à l’intérieur de cet emballage blafard ?
— Oh ! laisse, je te dis ! Tiens, coupe, ça vaudra mieux !
Je coupe. Je rêve. Je désenchante.
— Le monde, Racreux, dans le cosmos, t’as eu l’idée de vérifier ce qu’il représentait ? Une tête d’épingle ! Même pas… Nous sommes tous accrochés sur cette tête d’épingle, emportés vers je ne sais quel néant, et voilà monsieur Racreux de mes choses qui chambre ses frères de couleur parce qu’il est tout fiérot d’avoir la blancheur cadavre ! Dis, mon gars, tu as de la poudre de nébuleuse à la place du cervelet ou quoi ?
Du coup il devient teigneux, le grand gazeux !
Tout en rafalant il empoche ses brèmes.
— Si tu n’étais pas à l’horizontale, Négus, tu aurais déjà pris mon poing dans les gencives, déclare-t-il.
Moi, vous me connaissez ? Je saute du paddock en pyje.
— Présent, m’sieur Carnera !
Le citoyen Racreux se met en garde. Il est fausse garde, comme tous les pétomanes. Sa droite part, j’esquive. Il joue son gauche, mais ça passe sur mon épaule vu que j’ai déjà ma tête dans son estomac. Il va faire un valdingue dans la cloison après un demi-saut périlleux. Ses entrailles tonnent ! Ses besicles éclatent. Et comme c’est pas du Securit un morceau de verre lui entame le naze. Il ruisselle.
Ma rogne meurt immédiatement. Je l’aide à se relever.
— On est bien avancés, maintenant, lui dis-je.
Il a fini de jouer les belliqueux. Il n’a plus de colère non plus. C’est un bon zig au fond, bien que ce qu’il dise par le pôle sud soit plus sensé que ce qu’il profère par le pôle nord.
Il s’éponge le pif au moyen de son mouchoir, mais ça coule dru.
— Faut aller à l’infirmerie pour nettoyer ça, conseillé-je. Allez, viens que je te répare !
L’infirmerie se trouve justement au même étage. A ma grande surprise je vois filtrer un faible rai de lumière sous la lourde.
— Tiens, observé-je, l’infirmier fait des heures supplémentaires !
— Penses-tu, proteste Racreux, quelqu’un aura oublié d’éteindre.
Il pousse la lourde et entre, je le suis.
A peine avons-nous pénétré dans le local riche en relents d’éther qu’un léger remue-ménage se produit. Pas le temps de vérifier le pourquoi du comment du chose. Un formidable coup de ronfionfion m’arrive sur la coupole. Je vois la pièce qui se plie en deux et tout devient noir.
— C’est curieux, balbutie Racreux d’une voix clapoteuse.
Nous sommes assis sur le carreau de l’infirmerie, lui et moi. En plus de son tarin, il a aussi le front qui raisine. Une vilaine entaille, comme pour le nez, à croire que quelqu’un a essayé de le fendre en deux, telle une bûche, mon pauvre condisciple à deux temps.
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