– Eh bien, Archy? Nous n’avons rien vu!
– Rien? vous appelez cela rien?
Et avec son doigt il fit sur le sol un signe cabalistique.
– Là, la reconnaissez-vous maintenant la trace d’Injin Billy? C’est lui qui a l’enfant.
– Dieu soit loué! s’écria la mère.
– Reprenez la lanterne. Je tiens de nouveau la bonne direction. Suivez-moi.
Il partit comme un trait, traversant rapidement les buissons de sauge, puis disparut derrière un monticule de sable; les autres avaient peine à suivre: ils le rejoignirent et le retrouvèrent assis tranquillement en train de les attendre. À dix pas plus loin on apercevait une hutte misérable, un pauvre abri informe, fait de vieux chiffons et de couvertures de chevaux en loques qui laissaient filtrer une lumière à peine tamisée.
– Prenez le commandement, Mrs Hogan, dit le jeune homme. Vous avez le droit d’entrer la première.
Tous la suivirent et purent voir le spectacle qu’offrait l’intérieur de cette hutte: Injin Billy était assis par terre, l’enfant dormait à côté de lui. Sa mère la prit dans ses bras et l’étouffa de caresses; son cœur débordait de reconnaissance pour Archy Stillmann; elle pleurait à chaudes larmes. D’une voix étranglée par l’émotion, elle laissa échapper un flot de ces paroles attendries, de ces accents chauds et ardents que seul peut trouver un cœur irlandais.
– Je l’ai trouvée vers dix heures, expliqua Billy. Elle s’était endormie, très fatiguée, la figure humectée de larmes, je suppose; je l’ai ramenée ici, et l’ai nourrie, car elle mourait de faim; depuis ce moment elle n’a cessé de dormir.
Dans un élan de reconnaissance sans bornes, l’heureuse femme l’embrassa lui aussi, l’appelant «le Messager du ciel». En admettant qu’il soit un messager du ciel, il était certainement un ange déguisé et grimé, car son accoutrement bizarre n’avait rien de séraphique.
À une heure et demie du matin, le cortège rentra au village en chantant un refrain triomphal et en brandissant des torches; c’était une vraie retraite aux flambeaux. Ils n’oublièrent pas de boire tout le long de la route et, pour tuer les dernières heures de cette nuit mouvementée, ils s’entassèrent au bar en attendant le jour.
SHERLOCK HOLMÈS ENTRE EN SCÈNE
Le jour suivant, une rumeur sensationnelle circula au village. Un étranger de haute marque, à l’air grave et imposant, à la tournure très distinguée, venait d’arriver à l’auberge. Il avait inscrit sur le registre le nom magique de:
SHERLOCK HOLMÈS
La nouvelle se répandit de hutte en hutte, de bouche en bouche dans la mine; chacun planta là ses outils pour courir aux vrais renseignements. Un mineur qui passait par la partie Sud du village annonça la nouvelle à Pat Riley, dont la concession touchait à celle de Flint Buckner. Fetlock Jones parut très affecté de cet événement et murmura même:
– L’oncle Sherlock! Quelle guigne!
Il arrive juste au moment où… Puis il se mit à rêvasser, se disant à lui-même:
– Après tout, pourquoi avoir peur de lui? Tous ceux qui le connaissent comme moi, savent bien qu’il n’est capable de découvrir un crime qu’autant qu’il a pu préparer son plan à l’avance, classer ses arguments et accumuler ses preuves.
Au besoin il se procure (moyennant finances) un complice de bonne volonté qui exécute le crime point par point comme il l’a prévu!… Eh bien! cette fois Sherlock sera très embarrassé; il manquera de preuve et n’aura rien pu préparer. Quant à moi, tout est prêt. Je me garderai bien de différer ma vengeance… non certainement pas! Flint Buckner quittera ce bas monde cette nuit et pas plus tard, c’est décidé!
Puis il réfléchit:
– L’oncle Sherlock va vouloir, ce soir, causer avec moi de notre famille; comment arriverai-je à m’esquiver de lui? Il faut absolument que je sois dans ma cabine vers huit heures, au moins pour quelques instants.
Ce point était embarrassant et le préoccupait fort. Mais une minute de réflexion lui donna le moyen de tourner la difficulté.
– Nous irons nous promener ensemble et je le laisserai seul sur la route une seconde pendant laquelle il ne verra pas ce que je ferai: le meilleur moyen d’égarer un policier est de le conserver auprès de soi quand on prépare un coup. Oui, c’est bien le plus sûr, je l’emmènerai avec moi.
Pendant ce temps, la route était encombrée, aux abords de la taverne, par une foule de gens qui espéraient apercevoir le grand homme. Mais Holmès s’obstinait à rester enfermé dans sa chambre et ne paraissait pas au plus grand désappointement des curieux. Ferguson, Jake Parker le forgeron, et Ham Sandwich, seuls, eurent plus de chance. Ces fanatiques admirateurs de l’habile policier louèrent la pièce de l’auberge qui servait de débarras pour les bagages et qui donnait au-dessus d’un passage étroit sur la chambre de Sherlock Holmès; ils s’y embusquèrent et pratiquèrent quelques judas dans les persiennes.
Les volets de M. Holmès étaient encore fermés, mais il les ouvrit bientôt. Ses espions tressaillirent de joie et d’émotion lorsqu’ils se trouvèrent face à face avec l’homme célèbre qui étonnait le monde par son génie vraiment surnaturel. Il était assis là devant eux, en personne, en chair et en os, bien vivant. Il n’était plus un mythe pour eux et ils pouvaient presque le toucher en allongeant le bras.
– Regarde-moi cette tête, dit Ferguson d’une voix tremblante d’émotion. Grand Dieu! Quelle physionomie!
– Oh oui, répondit le forgeron d’un air convaincu, vois un peu ses yeux et son nez! Quelle intelligente et éveillée physionomie il a!
– Et cette pâleur! reprit Ham Sandwich, qui est la caractéristique de son puissant cerveau et l’image de sa nette pensée.
– C’est vrai: ce que nous prenons pour la pensée n’est souvent qu’un dédale d’idées informes.
– Tu as raison, Well-Fargo; regarde un peu ce pli accusé au milieu de son front; c’est le sillon de la pensée, il l’a creusé à force de descendre au plus profond des choses. Tiens je parie qu’en ce moment il rumine quelque idée dans son cerveau infatigable.
– Ma foi oui, on le dirait; mais regarde donc cet air grave, cette solennité impressionnante! On dirait que chez lui l’esprit absorbe le corps! Tu ne te trompes pas tant, en lui prêtant les facultés d’un pur esprit; car il est déjà mort quatre fois, c’est un fait avéré: il est mort trois fois naturellement et une fois accidentellement. J’ai entendu dire qu’il exhale une odeur d’humidité glaciale et qu’il sent le tombeau; on dit même que…
– Chut, tais-toi et observe-le. Le voilà qui encadre son front entre le pouce et l’index, je parie qu’en ce moment il est en train de creuser une idée.
– C’est plus que probable. Et maintenant il lève les yeux au ciel en caressant sa moustache distraitement. Le voilà debout; il classe ses arguments en les comptant sur les doigts de sa main gauche avec l’index droit, vois-tu? Il touche d’abord l’index gauche, puis le médium, ensuite l’annulaire.
– Tais-toi!
– Regarde son air courroucé! Il ne trouve pas la clef de son dernier argument, alors il…
– Vois-le sourire maintenant d’un rire félin; il compte rapidement sur ses doigts sans la moindre nervosité. Il est sûr de son affaire; il tient le bon bout. Cela en a tout l’air! J’aime autant ne pas être celui qu’il cherche à dépister.
M. Holmès approcha sa table de la fenêtre, s’assit en tournant le dos aux deux observateurs et se mit à écrire. Les jeunes gens quittèrent leur cachette, allumèrent leurs pipes et s’installèrent confortablement pour causer. Ferguson commença avec conviction:
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