George Sand - Consuelo
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– Vous aimez à railler, répondit Consuelo; ce n’est pas généreux de votre part. Mais voulez-vous bien laisser le chapitre des méchancetés, et me dire ce que j’ai d’extraordinaire? C’est peut-être ma laideur qui est tout à fait revenue. Il me semble qu’en effet cela doit être.
– Je vous dirai la vérité, Nina. Au premier coup d’œil que j’ai jeté sur vous ce matin, votre pâleur, vos grands yeux à demi clos et plutôt fixes qu’endormis, votre bras maigre hors du lit, m’ont donné un moment de triomphe. Et puis, en vous regardant toujours, j’ai été comme effrayée de votre immobilité et de votre attitude vraiment royale. Votre bras est celui d’une reine, je le soutiens, et votre calme a quelque chose de dominateur et d’écrasant dont je ne peux pas me rendre compte. Voilà que je me prends à vous trouver horriblement belle, et cependant il y a de la douceur dans votre regard. Dites-moi donc quelle personne vous êtes. Vous m’attirez et vous m’intimidez: je suis toute honteuse des folies que je vous ai racontées de moi cette nuit. Vous ne m’avez encore rien dit de vous; et cependant vous savez à peu près tous mes défauts.
– Si j’ai l’air d’une reine, ce dont je ne me serais guère doutée, répondit Consuelo avec un triste sourire, ce doit être l’air piteux d’une reine détrônée. Quant à ma beauté, elle m’a toujours paru très contestable; et quant à l’opinion que j’ai de vous, chère baronne Amélie, elle est toute en faveur de votre franchise et de votre bonté.
– Pour franche, je le suis; mais vous, Nina, l’êtes-vous? Oui, vous avez un air de grandeur et de loyauté. Mais êtes-vous expansive? Je ne le crois pas.
– Ce n’est pas à moi de l’être la première, convenez-en. C’est à vous, protectrice et maîtresse, de ma destinée en ce moment, de me faire les avances.
– Vous avez raison. Mais votre grand sens me fait peur. Si je vous parais écervelée, vous ne me prêcherez pas trop, n’est-ce pas?
– Je n’en ai le droit en aucune façon. Je suis votre maîtresse de musique, et rien de plus. D’ailleurs une pauvre fille du peuple, comme moi, saura toujours se tenir à sa place.
– Vous, une fille du peuple, fière Porporina! Oh! vous mentez; cela est impossible. Je vous croirais plutôt un enfant mystérieux de quelque famille de princes. Que faisait votre mère?
– Elle chantait, comme moi.
– Et votre père?»
Consuelo resta interdite. Elle n’avait pas préparé toutes ses réponses aux questions familièrement indiscrètes de la petite baronne. La vérité est qu’elle n’avait jamais entendu parler de son père, et qu’elle n’avait jamais songé à demander si elle en avait un.
Allons! dit Amélie en éclatant de rire, c’est cela, j’en étais sûre; votre père est quelque grand d’Espagne, où quelque doge de Venise.»
Ces façons de parler parurent légères et blessantes à Consuelo.
Ainsi, dit-elle avec un peu de mécontentement, un honnête ouvrier, ou un pauvre artiste, n’aurait pas eu le droit de transmettre à son enfant quelque distinction naturelle? Il faut absolument que les enfants du peuple soient grossiers et difformes!
– Ce dernier mot est une épigramme pour ma tante Wenceslawa, répliqua la baronne riant plus fort. Allons, chère Nina, pardonnez-moi si je vous fâche un peu, et laissez-moi bâtir dans ma cervelle un plus beau roman sur vous. Mais faites vite votre toilette, mon enfant; car la cloche va sonner, et ma tante ferait mourir de faim toute la famille plutôt que de laisser servir le déjeuner sans vous. Je vais vous aider à ouvrir vos caisses; donnez-moi les clefs. Je suis sûre que vous apportez de Venise les plus jolies toilettes, et que vous allez me mettre au courant des modes, moi qui vis dans ce pays de sauvages, et depuis si longtemps!»
Consuelo, se hâtant d’arranger ses cheveux, lui donna les clefs sans l’entendre, et Amélie s’empressa d’ouvrir une caisse qu’elle s’imaginait remplie de chiffons; mais, à sa grande surprise, elle n’y trouva qu’un amas de vieille musique, de cahiers imprimés, effacés par un long usage, et de manuscrits en apparence indéchiffrables.
Ah! qu’est-ce que tout cela? s’écria-t-elle en essuyant ses jolis doigts bien vite. Vous avez là, ma chère enfant, une singulière garde-robe!
– Ce sont des trésors, traitez-les avec respect, ma chère baronne, répondit Consuelo. Il y a des autographes des plus grands maîtres, et j’aimerais mieux perdre ma voix que de ne pas les remettre au Porpora qui me les a confiés.»
Amélie ouvrit une seconde caisse, et la trouva pleine de papier réglé, de traités sur la musique, et d’autres livres sur la composition, l’harmonie et le contrepoint.
Ah! je comprends, dit-elle en riant, ceci est votre écrin.
– Je n’en ai pas d’autre, répondit Consuelo, et j’espère que vous voudrez bien vous en servir souvent.
– À la bonne heure, je vois que vous êtes une maîtresse sévère. Mais peut-on vous demander sans vous offenser, ma chère Nina, où vous avez mis vos robes?
– Là-bas dans ce petit carton, répondit Consuelo en allant le chercher, et en montrant à la baronne une petite robe de soie noire qui y était soigneusement et fraîchement pliée.
– Est-ce là tout? dit Amélie.
– C’est là tout, dit Consuelo, avec ma robe de voyage. Dans quelques jours d’ici, je me ferai une seconde robe noire, toute pareille à l’autre, pour changer.
– Ah! ma chère enfant, vous êtes donc en deuil?
– Peut-être, signora, répondit gravement Consuelo.
– En ce cas, pardonnez-moi. J’aurais dû comprendre à vos manières que vous aviez quelque chagrin dans le cœur, et je vous aime autant ainsi. Nous sympathiserons encore plus vite; car moi aussi j’ai bien des sujets de tristesse, et je pourrais déjà porter le deuil de l’époux qu’on m’avait destiné. Ah! ma chère Nina, ne vous effarouchez pas de ma gaieté; c’est souvent un effort pour cacher des peines profondes.»
Elles s’embrassèrent, et descendirent au salon où on les attendait.
Consuelo vit, dès le premier coup d’œil, que sa modeste robe noire, et son fichu blanc fermé jusqu’au menton par une épingle de jais, donnaient d’elle à la chanoinesse une opinion très favorable. Le vieux Christian fut un peu moins embarrassé et tout aussi affable envers elle que la veille. Le baron Frédéric, qui, par courtoisie, s’était abstenu d’aller à la chasse ce jour-là, ne sut pas trouver un mot à lui dire, quoiqu’il eût préparé mille gracieusetés pour les soins qu’elle venait rendre à sa fille. Mais il s’assit à table à côté d’elle, et s’empressa de la servir, avec une importunité si naïve et si minutieuse, qu’il n’eut pas le temps de satisfaire son propre appétit. Le chapelain lui demanda dans quel ordre le patriarche faisait la procession à Venise, et l’interrogea sur le luxe et les ornements des églises. Il vit à ses réponses qu’elle les avait beaucoup fréquentées; et quand il sut qu’elle avait appris à chanter au service divin, il eut pour elle une grande considération.
Quant au comte Albert, Consuelo avait à peine osé lever les yeux sur lui, précisément parce qu’il était le seul qui lui inspirât un vif sentiment de curiosité. Elle ne savait pas quel accueil il lui avait fait. Seulement elle l’avait regardé dans une glace en traversant le salon, et l’avait vu habillé avec une sorte de recherche, quoique toujours en noir. C’était bien la tournure d’un grand seigneur; mais sa barbe et ses cheveux dénoués, avec son teint sombre et jaunâtre, lui donnaient la tête pensive et négligée d’un beau pêcheur de l’Adriatique, sur les épaules d’un noble personnage.
Cependant la sonorité de sa voix, qui flattait les oreilles musicales de Consuelo, enhardit peu à peu cette dernière à le regarder. Elle fut surprise de lui trouver l’air et les manières d’un homme très sensé. Il parlait peu, mais judicieusement; et lorsqu’elle se leva de table, il lui offrit la main, sans la regarder il est vrai (il ne lui avait pas fait cet honneur depuis la veille), mais avec beaucoup d’aisance et de politesse. Elle trembla de tous ses membres en mettant sa main dans celle de ce héros fantastique des récits et des rêves de la nuit précédente; elle s’attendait à la trouver froide comme celle d’un cadavre. Mais elle était douce et tiède comme la main d’un homme soigneux et bien portant. À vrai dire, Consuelo ne put guère constater ce fait. Son émotion intérieure lui donnait une sorte de vertige; et le regard d’Amélie, qui suivait tous ses mouvements, eût achevé de la déconcerter, si elle ne se fût armée de toute la force dont elle sentait avoir besoin pour conserver sa dignité vis-à-vis de cette malicieuse jeune fille. Elle rendit au comte Albert le profond salut qu’il lui fit en la conduisant auprès d’un siège; et pas un mot, pas un regard ne fut échangé entre eux.
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