Paul d'Ivoi - Le canon du sommeil
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– Je viens d’adresser aux dames Rédemptionnistes de Pont-de-Briques, un mandat de deux cent quarante-cinq francs. Je tenais à me débarrasser du produit de la quête faite par mes soins à l’hôtel Royal de Boulogne.
J’inclinai la tête pour approuver. Sur l’honneur, je me sentais incapable de prononcer une syllabe, fût-elle monolittérale.
Elle reprit:
– Offrez moi le bras. Mon automobile qui m’a permis de vous précéder de quelques minutes ici, stationne dans une rue latérale.
J’arrondis le bras. Elle y appuya légèrement sa main finement gantée.
– Voici la seconde fois que nous nous promenons ainsi, fit-elle d’un ton indéfinissable… la première, c’était…
Elle s’arrêta, son regard semblant me supplier de continuer. Du coup, je retrouvai la faculté de mouvoir ma langue.
– C’était à Madrid, dans les salons de la Casa-Avreda, à la fête donnée par le comte allemand, ce Holsbein Litzberg.
– En l’honneur de sa fille, Niète, qui n’y parut pas.
– En l’honneur de cette victime, murmurai-je.
Miss Tanagra me considérait toujours. Ses yeux bleus-verts semblaient vouloir fouiller dans mon esprit. Elle poursuivit après un instant de silence:
– Victime!… Hélas! le monde est rempli de victimes.
Il y avait une vibration douloureuse dans son intonation. On sentait qu’une pensée sombre oppressait affreusement mon interlocutrice. Et en moi s’épanouit brusquement le désir d’apaiser l’anxiété que je devinais.
– Je suis sûr de ce que vous affirmez… Des victimes de la fatalité, irresponsables en toute justice, innocentes se débattant au fond des abîmes, oui, oui, le monde en contient beaucoup.
Une clarté scintilla dans ses regards soudainement devenus troubles.
– Le croyez-vous vraiment?
– Les ignorants de la vie, seuls doutent de cela. Et ils ne connaissent point l’indulgence, le pardon, l’absolution, ces idéales conquêtes de la science douloureuse de vivre.
J’avais l’impression de couler une heure décisive. Notre pensée allait bien au delà des paroles prononcées. Je percevais qu’elle m’écoutait avec toute son âme, et que par delà les mots, elle entendait le murmure de ma pensée.
Et tout à coup, au moment où nous tournions l’angle d’une rue adjacente, où je distinguais à vingt mètres de nous un robuste landaulet automobile arrêté au long du trottoir, ma compagne prononça d’un ton presque indistinct, comme un sanglot et comme un cri d’espoir éperdu, monté de son cœur à ses lèvres, cette phrase étrange:
– Ah! oublier le passé! Ne plus voir que l’avenir… l’Impossible dresse sa muraille noire… il barre la route… Il ne peut être vaincu.
Nous arrivions auprès de l’automobile, le mécanicien, assis au volant, porta la main à sa casquette, m’indiquant ainsi que le véhicule était celui que m’avait annoncé miss Tanagra.
J’ouvris la portière du landaulet; mais avant que la jeune femme eût posé sa bottine sur le marchepied, je saisis sa main, toujours appuyée sur mon bras, et rivant mon regard sur son regard, comme pour lui permettre de lire au fond de moi-même, je lui dis d’un ton volontaire, énergique, définitif:
– L’Impossible n’existe pas pour qui sait comprendre et vouloir.
Elle frissonna toute. Pendant une seconde, un voile s’épandit sur sa physionomie, ses paupières palpitèrent comme clignotant sous une clarté brusque trop vive, puis ses grands yeux angoissés disant à la fois le doute et l’espoir:
– Les circonstances qui engagent dans une voie, obligent parfois à la suivre immuablement.
Je saisis. Elle me déclarait qu’elle ne pouvait pas renoncer à être espionne!
Ce qui d’ailleurs ne m’empêcha pas de répliquer avec la conviction la plus contagieuse:
– Victime des circonstances; victime des hommes, n’est-ce pas toujours être victime.
– Oui, certes; mais une victime qui continuera à sembler coupable au plus grand nombre.
Je lui souris pour lui répondre par ce détestable petit calembour où je mis cependant tout ce qu’il y avait d’amativité en moi.
– Il est un petit nombre qui se rit des plus grands… Il s’appelle deux, juste le nombre des voyageurs qui vont prendre place dans ce landaulet.
Ses doigts, que je n’avais pas lâchés, se crispèrent convulsivement sur les miens, ses lèvres pâlirent, ses paupières se fermèrent violemment, broyant une larme, qui s’éparpilla en rosée sur ses longs cils, puis un soupir, si prolongé que l’on eût cru à l’envol d’une âme, frissonna dans l’air et d’une voix lointaine, que je ne reconnaissais pas, elle balbutia:
– Prenons place. Le watman a mes ordres… Ne parlez pas; laissez-moi songer.
Je vous assure que j’avais une forte envie de pleurer, comme un dadais, de pleurer à faire déborder la Serpentine-river de Hyde-Park, et que, cependant, j’étais littéralement hors de mon esprit, du fait d’une joie suprême, lorsque je m’assis auprès de miss Tanagra, dans le landaulet.
Comme elle l’avait annoncé, le watman savait où il devait nous conduire, car l’automobile se prit à rouler aussitôt.
Quelques minutes plus tard, les dernières maisons de Pont-de-Briques laissées en arrière, nous filions à travers la campagne verdoyante de cette riche région du Boulonnais.
XII. SOURIRES D’ÂMES
Le silence le plus absolu dura pendant environ une demi-heure.
Je regardais ma compagne à la dérobée. Elle paraissait avoir oublié ma présence.
Le visage immobile, les yeux fixes, on eût dit qu’elle suivait en dehors d’elle-même une absorbante et douloureuse pensée.
Quel orage grondait, sous ce masque que n’agitait aucun frémissement. Oh, je ne doutais pas; elle songeait aux paroles que nous avions échangées tout à l’heure, à ces circonstances inconnues, qui la rivaient irrémédiablement à X. 323, à l’espionnage; à ces circonstances que j’avais pour ainsi dire promis de considérer comme quantités négligeables.
Qu’était donc son secret, pour qu’après mon affirmation, elle ne crût pas encore à la possibilité de ce que j’avais souhaité lui donner à entendre.
Elle me connaissait pourtant. J’avais l’intime conviction qu’elle me connaissait infiniment mieux que je ne la connaissais elle-même. Elle devait par conséquent ajouter foi entière à mon engagement. Dans le monde où je fréquente, on ne me demande jamais un écrit. On dit: la parole de Max Trelam est mieux qu’une signature, car certains contestent leur signature; lui ne conteste jamais la parole donnée. Je suis fier de cela, je l’avoue; car cette confiance méritée me rehausse à mes propres yeux et surtout elle me démontre que j’ai tenu l’ultime promesse faite à ma mère mourante, à ma chère jolie petite maman qui repose dans le cimetière de Twickenham, sous la stèle surmontée d’une urne funéraire qui marque le rendez-vous final où, Liddy Trelam rejoignit mon père Ralph Trelam, où je les rejoindrai moi-même un jour, et où je pense, en dépit des mauvais sceptiques destructeurs d’espoirs qu’ils ne remplacent par rien d’équivalent, où je crois que toute la famille sera unie, ainsi qu’au tennis où j’étais tout petit, entre mes chers regrettés, dans notre gentil cottage de Carlton-Bills.
Comme mon affection ouvre des parenthèses! j’avais commencé à parler de ma chère blonde, et douce et aimante maman, pour rappeler que nos dernières paroles, avant l’inévitable séparation, avaient été celles-ci:
– Max, mon chéri, je recommande. Soyez toujours droit, pour réjouir, chez Celui qui Est, votre père et votre mère qu’il rappelle à Lui.
– Je serai droit, mère aimée. Votre Max sera ainsi.
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