Hector Berlioz - Mémoires de Hector Berlioz
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Qui comprendra cela?.. un jeune enthousiaste à peine civilisé, tel que j'étais alors.
Un peu plus tard, M. Masson, maître de chapelle de l'église Saint-Roch, me proposa d'écrire une messe solennelle qu'il ferait exécuter, disait-il, dans cette église, le jour des Saints Innocents, fête patronale des enfants de chœur. Nous devions avoir cent musiciens de choix à l'orchestre, un chœur plus nombreux encore; on étudierait les parties de chant pendant un mois; la copie ne me coûterait rien, ce travail serait fait gratuitement et avec soin par les enfants de chœur de Saint-Roch, etc., etc. Je me mis donc plein d'ardeur à écrire cette messe, dont le style, avec sa coloration inégale et en quelque sorte accidentelle, ne fut qu'une imitation maladroite du style de Lesueur. Ainsi que la plupart des maîtres, celui-ci, dans l'examen qu'il fit de ma partition, approuva surtout les passages où sa manière était le plus fidèlement reproduite. À peine terminé, je mis le manuscrit entre les mains de M. Masson, qui en confia la copie et l'étude à ses jeunes élèves. Il me jurait toujours ses grands dieux que l'exécution serait pompeuse et excellente. Il nous manquait seulement un habile chef d'orchestre, ni lui, ni moi n'ayant l'habitude de diriger d'aussi grandes masses de voix et d'instruments. Valentino était alors à la tête de l'orchestre de l'Opéra, il aspirait à l'honneur d'avoir aussi sous ses ordres celui de la chapelle royale. Il n'aurait garde, sans doute, de ne rien refuser à mon maître qui était surintendant 5 5 Les surintendants présidaient seulement à l'exécution de leurs œuvres; mais ne dirigeaient point personnellement.
de cette chapelle. En effet, une lettre de Lesueur que je lui portai le décida, malgré sa défiance des moyens d'exécution dont je pourrais disposer, à me promettre son concours. Le jour de la répétition générale arriva, et nos grandes masses vocales et instrumentales réunies, il se trouva que nous avions pour tout bien vingt choristes, dont quinze ténors et cinq basses, douze enfants, neuf violons, un alto, un hautbois, un cor et un basson. On juge de mon désespoir et de ma honte, en offrant à Valentino, à ce chef renommé d'un des premiers orchestres du monde, une telle phalange musicale!.. «Soyez tranquille, disait toujours maître Masson, il ne manquera personne demain à l'exécution. Répétons! répétons! Valentino résigné, donne le signal, on commence; mais après quelques instants, il faut s'arrêter à cause des innombrables fautes de copie que chacun signale dans les parties. Ici on a oublié d'écrire les bémols et les dièses à la clef; là il manque dix pauses; plus loin on a omis trente mesures. C'est un gâchis à ne pas se reconnaître, je souffre tous les tourments de l'enfer; et nous devons enfin renoncer absolument, pour cette fois, à mon rêve si longtemps caressé d'une exécution à grand orchestre.
Cette leçon au moins ne fut pas perdue. Le peu de ma composition malheureuse que j'avais entendu, m'ayant fait découvrir ses défauts les plus saillants, je pris aussitôt une résolution radicale dans laquelle Valentino me raffermit, en me promettant de ne pas m'abandonner, lorsqu'il s'agirait plus tard de prendre ma revanche. Je refis cette messe presque entièrement. Mais pendant que j'y travaillais, mes parents avertis de ce fiasco, ne manquèrent pas d'en tirer un vigoureux parti pour battre en brèche ma prétendue vocation et tourner en ridicule mes espérances. Ce fut la lie de mon calice d'amertume. Je l'avalai en silence et n'en persistai pas moins.
La partition terminée, convaincu par une triste expérience que je ne devais me fier à personne pour le travail de la copie, et ne pouvant, faute d'argent, employer des copistes de profession, je me mis à extraire moi-même les parties, à les doubler, tripler, quadrupler, etc. Au bout de trois mois elles furent prêtes. Je demeurai alors aussi empêché avec ma messe que Robinson avec son grand canot qu'il ne pouvait lancer; les moyens de la faire exécuter me manquaient absolument. Compter de nouveau sur les masses musicales de M. Masson eût été par trop naïf; inviter moi-même les artistes dont j'avais besoin, je n'en connaissais personnellement aucun; recourir à l'assistance de la chapelle royale, sous l'égide de mon maître, il avait formellement déclaré la chose impossible 6 6 Je ne compris point alors pourquoi. À coup sûr, Lesueur, demandant à la chapelle royale tout entière de venir à l'église de Saint-Roch ou ailleurs, exécuter l'ouvrage d'un de ses élèves, eût été parfaitement accueilli. – Mais il craignit sans doute que mes condisciples ne réclamassent à leur tour une faveur semblable, et dès lors l'abus devenait évident.
. Ce fut alors que mon ami Humbert Ferrand, dont je parlerai bientôt plus au long, conçut la pensée passablement hardie de me faire écrire à M. de Chateaubriand, comme au seul homme capable de comprendre et d'accueillir une telle demande, pour le prier de me mettre à même d'organiser l'exécution de ma messe en me prêtant 1,200 francs. M. de Chateaubriand me répondit la lettre suivante:
«Vous me demandez douze cents francs, Monsieur; je ne les ai pas; je vous les enverrais, si je les avais. Je n'ai aucun moyen de vous servir auprès des ministres 7 7 Il paraît que j'avais en outre prié M. de Chateaubriand de me recommander aux puissances du jour. Quand on prend du galon, dit le proverbe, on n'en saurait trop prendre.
. Je prends, Monsieur, une vive part à vos peines. J'aime les arts et honore les artistes; mais les épreuves où le talent est mis quelquefois le font triompher, et le jour du succès dédommage de tout ce qu'on a souffert.
»Recevez, Monsieur, tous mes regrets; ils sont bien sincères!
»Chateaubriand.»VIII
Mon découragement devint donc extrême; je n'avais rien de spécieux à répliquer aux lettres dont mes parents m'accablaient; déjà ils menaçaient de me retirer la modique pension qui me faisait vivre à Paris, quand le hasard me fit rencontrer à une représentation de la Didon de Piccini à l'Opéra, un jeune et savant amateur de musique, d'un caractère généreux et bouillant, qui avait assisté en trépignant de colère à ma débâcle de Saint-Roch. Il appartenait à une famille noble du faubourg Saint-Germain, et jouissait d'une certaine aisance. Il s'est ruiné depuis lors; il a épousé, malgré sa mère, une médiocre cantatrice, élève du Conservatoire; il s'est fait acteur quand elle a débuté; il l'a suivie en chantant l'opéra dans les provinces de France et en Italie. Abandonné au bout de quelques années par sa prima-donna, il est revenu végéter à Paris en donnant des leçons de chant. J'ai eu quelquefois l'occasion de lui être utile, dans mes feuilletons du Journal des Débats ; mais c'est un poignant regret pour moi de n'avoir pu faire davantage; car le service qu'il m'a rendu spontanément a exercé une grande influence sur toute ma carrière, je ne l'oublierai jamais; il se nommait Augustin de Pons. Il vivait avec bien de la peine, l'an dernier, du produit de ses leçons! Qu'est-il devenu après la révolution de Février qui a dû lui enlever tous ses élèves?.. Je tremble d'y songer…
En m'apercevant au foyer de l'Opéra: «Eh bien, s'écria-t-il, de toute la force de ses robustes poumons, et cette messe! est-elle refaite? quand l'exécutons-nous tout de bon? – Mon Dieu, oui, elle est refaite et de plus recopiée. Mais comment voulez-vous que je la fasse exécuter? – Comment! parbleu, en payant les artistes. Que vous faut-il? voyons! douze cents francs? quinze cents francs? deux mille francs? je vous les prêterai, moi. – De grâce, ne criez pas si fort. Si vous parlez sérieusement, je serai trop heureux d'accepter votre offre et douze cents francs me suffiront. – C'est dit. Venez chez moi demain matin, j'aurai votre affaire. Nous engagerons tous les choristes de l'Opéra et un vigoureux orchestre. Il faut que Valentino soit content, il faut que nous soyons contents; il faut que cela marche, sacrebleu!»
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