Hector Berlioz - Mémoires de Hector Berlioz
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Je n'avais jamais vu de grande partition. Les seuls morceaux de musique à moi connus consistaient en solfèges accompagnés d'une basse chiffrée, en solos de flûte, ou en fragments d'opéras avec accompagnement de piano. Or, un jour une feuille de papier réglé à vingt-quatre portées me tomba sous la main. En apercevant cette grande quantité de lignes, je compris aussitôt à quelle multitude de combinaisons instrumentales et vocales leur emploi ingénieux pouvait donner lieu, je et m'écriai: «Quel orchestre on doit pouvoir écrire là-dessus!» À partir de ce moment la fermentation musicale de ma tête ne fit que croître, et mon aversion pour la médecine redoubla. J'avais de mes parents une trop grande crainte, toutefois, pour rien oser avouer de mes audacieuses pensées, quand mon père, à la faveur même de la musique, en vint à un coup d'État pour détruire ce qu'il appelait mes puériles antipathies, et me faire commencer les études médicales.
Afin de me familiariser instantanément avec les objets que je devais bientôt avoir constamment sous les yeux, il avait étalé dans son cabinet l'énorme Traité d'ostéologie de Munro, ouvert, et contenant des gravures de grandeur naturelle, où les diverses parties de la charpente humaine sont reproduites très-fidèlement. «Voilà un ouvrage, me dit-il, que tu vas avoir à étudier. Je ne pense pas que tu persistes dans tes idées hostiles à la médecine; elles ne sont ni raisonnables ni fondées sur quoi que ce soit. Et si, au contraire, tu veux me promettre d'entreprendre sérieusement ton cours d'ostéologie, je ferai venir de Lyon, pour toi, une flûte magnifique garnie de toutes les nouvelles clefs.» Cet instrument était depuis longtemps l'objet de mon ambition. Que répondre?.. La solennité de la proposition, le respect mêlé de crainte que m'inspirait mon père, malgré toute sa bonté, et la force de la tentation, me troublèrent au dernier point. Je laissai échapper un oui bien faible et rentrai dans ma chambre, où je me jetai sur mon lit accablé de chagrin.
Être médecin! étudier l'anatomie! disséquer! assister à d'horribles opérations! au lieu de me livrer corps et âme à la musique, cet art sublime dont je concevais déjà la grandeur! Quitter l'empirée pour les plus tristes séjours de la terre! les anges immortels de la poésie et de l'amour et leurs chants inspirés, pour de sales infirmiers, d'affreux garçons d'amphithéâtre, des cadavres hideux, les cris des patients, les plaintes et le râle précurseurs de la mort!..
Oh! non, tout cela me semblait le renversement absolu de l'ordre naturel de ma vie, et monstrueux et impossible. Cela fut pourtant.
Les études d'ostéologie furent commencées en compagnie d'un de mes cousins (A. Robert, aujourd'hui l'un des médecins distingués de Paris), que mon père avait pris pour élève en même temps que moi. Malheureusement Robert jouait fort bien du violon (il était de mes exécutants pour les quintettes) et nous nous occupions ensemble un peu plus de musique que d'anatomie pendant les heures de nos études. Ce qui ne l'empêchait pas, grâce au travail obstiné auquel il se livrait chez lui en particulier, de savoir toujours beaucoup mieux que moi ses démonstrations. De là, bien de sévères remontrances et même de terribles colères paternelles.
Néanmoins, moitié de gré, moitié de force, je finis par apprendre tant bien que mal de l'anatomie tout ce que mon père pouvait m'en enseigner, avec le secours des préparations sèches (des squelettes) seulement; et j'avais dix-neuf ans quand, encouragé par mon condisciple, je dus me décider à aborder les grandes études médicales et à partir avec lui, dans cette intention, pour Paris.
Ici, je m'arrête un instant avant d'entreprendre le récit de ma vie parisienne et des luttes acharnées que j'y engageai presque en arrivant et que je n'ai jamais cessé d'y soutenir contre les idées, les hommes et les choses. Le lecteur me permettra de prendre haleine.
D'ailleurs, c'est aujourd'hui (10 avril) que la manifestation des deux cent mille chartistes anglais doit avoir lieu. Dans quelques heures peut-être, l'Angleterre sera bouleversée comme le reste de l'Europe, et cet asile même ne me restera plus. Je vais voir se décider la question.
(8 heures du soir). Allons, les chartistes sont de bonnes pâtes de révolutionnaires. Tout s'est bien passé. Les canons, ces puissants orateurs, ces grands logiciens dont les arguments irrésistibles pénètrent si profondément dans les masses, étaient à la tribune. Ils n'ont pas même été obligés de prendre la parole, leur aspect a suffi pour porter dans toutes les âmes la conviction de l'inopportunité d'une révolution, et les chartistes se sont dispersés dans le plus grand ordre.
Braves gens! vous vous entendez à faire des émeutes comme les Italiens à écrire des symphonies. Il en est de même des Irlandais très-probablement, et O'Connell avait bien raison de leur dire toujours: Agitez! agitez! mais ne bougez pas!
(12 juillet). Il m'a été impossible pendant les trois mois qui viennent de s'écouler de poursuivre le travail de ces mémoires. Je repars maintenant pour le malheureux pays qu'on appelle encore la France, et qui est le mien après tout. Je vais voir de quelle façon un artiste peut y vivre, ou combien de temps il lui faut pour y mourir, au milieu des ruines sous lesquelles la fleur de l'art est écrasée et ensevelie. Farewell England!..
(France, 16 juillet 1848). Me voilà de retour! Paris achève d'enterrer ses morts. Les pavés des barricades ont repris leur place, d'où ils ressortiront peut-être demain. À peine arrivé, je cours au faubourg Saint-Antoine: quel spectacle! quels hideux débris! Le Génie de la Liberté qui plane au sommet de la colonne de la Bastille, a lui-même le corps traversé d'une balle. Les arbres abattus, mutilés, les maisons prêtes à crouler, les places, les rues, les quais semblent encore vibrants du fracas homicide!.. Pensons donc à l'art par ce temps de folies furieuses et de sanglantes orgies!.. Tous nos théâtres sont fermés, tous les artistes ruinés, tous les professeurs oisifs, tous les élèves en fuite; de pauvres pianistes jouent des sonates sur les places publiques, des peintres d'histoire balayent les rues, des architectes gâchent du mortier dans les ateliers nationaux… L'Assemblée vient de voter d'assez fortes sommes pour rendre possible la réouverture des théâtres et accorder en outre de légers secours aux artistes les plus malheureux. Secours insuffisants pour les musiciens surtout! Il y a des premiers violons à l'Opéra dont les appointements n'allaient pas à neuf cents francs par an. Ils avaient vécu à grand'peine jusqu'à ce jour, en donnant des leçons. On ne doit pas supposer qu'ils aient pu faire de brillantes économies. Leurs élèves partis, que vont-ils devenir, ces malheureux? On ne les déportera pas, quoique beaucoup d'entre eux n'aient plus de chances de gagner leur vie qu'en Amérique, aux Indes ou à Sydney; la déportation coûte trop cher au gouvernement: pour l'obtenir, il faut l'avoir méritée, et tous nos artistes ont combattu les insurgés et sont montés à l'assaut des barricades…
Au milieu de cette effroyable confusion du juste et de l'injuste, du bien et du mal, du vrai et du faux, en entendant parler cette langue dont la plupart des mots sont détournés de leur acception, n'y a-t-il pas de quoi devenir complètement fou!!!
Continuons mon auto biographie. Je n'ai rien de mieux à faire. L'examen du passé servira, d'ailleurs, à détourner mon attention du présent.
V
En arrivant à Paris, en 1822, avec mon condisciple A. Robert, je me livrai tout entier aux études relatives à la carrière qui m'était imposée; je tins loyalement la promesse que j'avais faite à mon père en partant. J'eus pourtant à subir une épreuve assez difficile, quand Robert, m'ayant appris un matin qu'il avait acheté un sujet (un cadavre), me conduisit pour la première fois à l'amphithéâtre de dissection de l'hospice de la Pitié. L'aspect de cet horrible charnier humain, ces membres épars, ces têtes grimaçantes, ces crânes entr'ouverts, le sanglant cloaque dans lequel nous marchions, l'odeur révoltante qui s'en exhalait, les essaims de moineaux se disputant des lambeaux de poumons, les rats grignotant dans leur coin des vertèbres saignantes, me remplirent d'un tel effroi que, sautant par la fenêtre de l'amphithéâtre, je pris la fuite à toutes jambes et courus haletant jusque chez moi comme si la mort et son affreux cortège eussent été à mes trousses. Je passai vingt-quatre heures sous le coup de cette première impression, sans vouloir plus entendre parler d'anatomie, ni de dissection, ni de médecine, et méditant mille folies pour me soustraire à l'avenir dont j'étais menacé.
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