Octave Feuillet - La petite comtesse
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Intéressé par ce début, je m'installe commodément derrière un épais buisson, l'oeil et l'oreille également attentifs. On entoure la jeune femme; on suppose d'abord qu'elle plaisante, mais son émotion est trop sérieuse pour n'avoir point d'objet. Elle a vu, elle a bien clairement vu, non pas précisément un sauvage si l'on veut, mais un homme déguenillé dont la blouse en lambeaux semblait couverte de sang, dont le visage, les mains et toute la personne étaient d'une saleté repoussante, la barbe effroyable, les yeux à moitié sortis de leurs orbites; bref, un individu près duquel le plus atroce brigand de Salvator n'est qu'un berger de Watteau. Jamais amour-propre d'homme ne fut à pareille fête. Cette charmante personne ajoutait que je l'avais menacée, et que je m'étais jeté, comme le spectre de la forêt du Mans, à la tête de son cheval. – A ce récit merveilleux répond un cri général et enthousiaste: "Donnons-lui la chasse! cernons-le! traquons-le! hop! hourra!" Et, là-dessus, toute la cavalerie s'ébranle au galop sous la direction de l'aimable conteuse.
Je n'avais, suivant toute apparence, qu'à demeurer tranquillement blotti dans ma cachette pour dépister les chasseurs, qui m'allaient chercher dans l'avenue où j'avais rencontré l'amazone. Malheureusement, j'eus la pensée, pour plus de sûreté, de gagner le fourré qui se présentait en face de moi. Comme je traversais le carrefour, avec précaution, un cri de joie sauvage m'apprend que je suis aperçu; en même temps, je vois l'escadron tourner bride et revenir sur moi comme un torrent. Un seul parti raisonnable me restait à prendre, c'était de m'arrêter, d'affecter l'étonnement d'un honnête promeneur qu'on dérange, et de déconcerter mes assaillants par une attitude à la fois digne et simple; mais, saisi d'une sotte honte, qu'il est plus facile de concevoir que d'expliquer, convaincu, d'ailleurs, qu'un effort vigoureux allait suffire pour me délivrer de cette poursuite importune et pour m'épargner l'embarras d'une explication, je commets la faute, à jamais déplorable, de hâter le pas, ou plutôt, pour être franc, de me sauver à toutes jambes. Je traverse le chemin comme un lièvre, et je m'enfonce dans le fourré, salué au passage d'une salve de joyeuses clameurs. Dès cet instant, mon destin était accompli; toute explication honorable me devenait impossible; j'avais ostensiblement accepté la lutte avec ses chances les plus extrêmes.
Cependant, je possédais encore une certaine dose de sang-froid, et, tout en fendant les broussailles avec fureur, je me berçais de réflexions rassurantes. Une fois séparé de mes persécuteurs par l'épaisseur d'un fourré inaccessible à la cavalerie, je saurais gagner assez d'avance pour me rire de leurs vaines recherches. – Cette dernière illusion s'est évanouie lorsque, arrivé à la limite du couvert, j'ai reconnu que la troupe maudite s'était divisée en deux bandes, qui m'attendaient l'une et l'autre au débouché. A ma vue, il s'est élevé une nouvelle tempête de cris et de rires, et les trompes de chasse ont retenti de toutes parts. J'ai eu le vertige; la forêt a tourbillonné autour de moi; je me suis jeté dans le premier sentier qui s'est offert à mes yeux, et ma fuite a pris le caractère d'une déroute désespérée.
La légion implacable des chasseurs et des chasseresses n'a pas manqué de s'élancer sur mes traces avec un redoublement d'ardeur et de stupide gaieté. Je distinguais toujours à leur tête la jeune femme au panache bleu, qui se faisait remarquer par un acharnement particulier, et que je vouais de bon coeur aux accidents les plus sérieux de l'équitation. C'était elle qui encourageait ses odieux complices, quand j'étais parvenu un instant à leur dérober ma piste; elle me découvrait avec une clairvoyance infernale, me montrait du bout de sa cravache, et poussait un éclat de rire barbare, quand elle me voyait reprendre ma course à travers les halliers, soufflant, haletant, éperdu, absurde. J'ai couru ainsi pendant un temps que je ne saurais apprécier, accomplissant des prouesses de gymnastique inouïes, perçant les taillis épineux, m'embourbant dans les fondrières, sautant les fossés, rebondissant sur mes jarrets avec l'élasticité d'un tigre, galopant à la diable, sans raison, sans but, et sans autre espérance que de voir la terre s'entr'ouvrir sous mes pas.
Enfin, et par un simple effet du hasard, car depuis longtemps j'avais perdu toutes notions topographiques, j'ai aperçu les ruines devant moi; j'ai franchi par un dernier élan l'espace libre qui les sépare de la forêt, j'ai traversé l'église comme un excommunié, et je suis arrivé tout flambant devant la porte du moulin. Le meunier et sa femme étaient sur le seuil, attirés par le bruit de la cavalcade, qui me suivait de près; ils m'ont regardé avec une expression de stupeur; j'ai vainement cherché quelques paroles d'explication à leur jeter en passant, et, après d'incroyables efforts d'intelligence, je n'ai pu que leur murmurer niaisement: "Si l'on me demande… dites que je n'y suis pas!.." Puis j'ai gravi d'un saut l'escalier de ma cellule, et je suis venu tomber sur mon lit dans un état de complet épuisement.
Cependant, Paul, la chasse se précipitait tumultueusement dans la cour de l'abbaye; j'entendais le piétinement des chevaux, la voix des cavaliers, et même le son de leurs bottes sur les dalles du seuil, ce qui me prouvait qu'une partie d'entre eux avait mis pied à terre et me menaçait d'un dernier assaut: je me suis relevé avec un mouvement de rage et j'ai regardé mes pistolets. Heureusement, après quelques minutes de conversation avec le meunier, les chasseurs se sont retirés, non sans me laisser clairement entendre que, s'ils avaient pris meilleure opinion de ma moralité, ils emportaient une idée fort réjouissante de l'originalité de mon caractère.
Tel est, mon ami, l'historique fidèle de cette journée malheureuse, où je me suis couvert franchement, et des pieds à la tête, d'une espèce d'illustration à laquelle tout Français préférera celle du crime. J'ai, à cette heure, la satisfaction de savoir que je suis, dans un château voisin, au milieu d'une société de brillants cavaliers et de belles jeunes femmes, un texte de plaisanteries inépuisable. Je sens de plus, depuis mon mouvement de flanc (comme on a coutume d'appeler à la guerre les retraites précipitées), que j'ai perdu à mes propres yeux quelque chose de ma dignité, et je ne puis me dissimuler, en outre, que je suis loin de jouir auprès de mes hôtes rustiques de la même considération.
En présence d'une situation si gravement compromise, j'ai dû tenir conseil: après une courte délibération, j'ai rejeté bien loin, comme puéril et pusillanime, le projet que me suggérait mon amour-propre aux abois, celui de quitter ma résidence, et même d'abandonner le pays. J'ai pris le parti de poursuivre philosophiquement le cours de mes travaux et de mes plaisirs, de montrer une âme supérieure aux circonstances, et de donner enfin aux amazones, aux centaures et aux meuniers le beau spectacle du sage dans l'adversité.
III
Je reçois ta lettre. Tu es de la vraie race des amis du Monomotapa. Mais quel enfantillage! Voilà la cause de ton brusque retour! Un rien, un méchant cauchemar, qui, deux nuits de suite, te fait entendre ma voix t'appelant à mon secours. Ah! fruits amers de la détestable cuisine allemande! – Vraiment, Paul, tu es bête. Tu me dis portant des choses qui me touchent jusqu'aux larmes. Je ne saurais te répondre à mon gré. J'ai le coeur tendre et le verbe sec. Je n'ai jamais pu dire à personne: "Je vous aime." Il y a un démon jaloux qui altère sur mes lèvres toute parole de tendresse et lui donne une inflexion d'ironie. – Mais, Dieu merci, tu me connais.
Il paraît que je te fais rire quand tu me fais pleurer? Allons, tant mieux. Oui, ma noble aventure de la forêt a une suite, une suite dont je me passerais bien. Tous les malheurs dont tu me sentais menacé sont arrivés: sois donc tranquille.
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