Arthur Gobineau - Nouvelles Asiatiques
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– Les plus belles étoffes ont un revers. L'année écoulée a été bonne, l'année prochaine sera meilleure; cette année-ci, nous n'avons guère que des non-valeurs, grâce à cette imbécile de Léocadie Marron, qui a été nous acheter trois filles dont la taille a tourné. Si notre excellente maîtresse de danse, Forough-el-Husnêt, voulait nous aider, elle le pourrait, et son secours viendrait bien à point.
– Mon petit père, il ne faut pas chercher à me tromper. Tu as envie de vendre les Splendeurs de la Beauté elle-même. Mais tu as tort, elle n'y consentirait pas, ni moi non plus.
– Quelle idée bizarre vas-tu chercher là, Paul Petrowitch? Les Splendeurs de la Beauté aurait pu se placer aussi bien, si elle avait vécu, et nous aussi, il y a une cinquantaine d'années, où le goût était différent de ce que nous le croyons. Cette femme-là doit peser… Qu'est-ce qu'elle ne pèse pas? Désormais, on ne veut plus que des femmes minces, et on appelle cela avoir l'air distingué. Je suis sûr que les Splendeurs de la Beauté ne rapporterait pas deux cents ducats et elle en voudrait garder au moins la moitié, sinon plus. Ce n'est pas ce que j'appellerais une opération. Non, ne me prête pas d'idées ridicules. Je n'ai pas songé une minute aux Splendeurs de la Beauté: à Omm-Djéhâne, je ne dis pas! Elle n'est pas jolie; mais elle parle français et russe. Il faudrait lui faire une remise assez forte; mais, comme nous n'avons pas eu avec elle de frais d'éducation, de nourriture, ni d'entretien, on s'en tirerait. J'ai justement rencontré à Poti un marchand de loupes d'arbres, Français, qui m'a assuré connaître à Trébizonde un ancien Kaïmakam retiré, occupé à rechercher une femme bien élevée; il la veut musulmane afin de s'épargner les ennuis de la conversion. Omm-Djéhâne, ce me semble, conviendrait parfaitement à cette occasion-ci.
– Omm-Djéhâne sera l'affaire de ton Kaïmakam, s'il est l'affaire d'Omm-Djéhâne, répondit le maître de police sentencieusement. Parles-en aux Splendeurs de la Beauté. Tu entendras son avis.
Sur ce dernier mot, les associés se séparèrent; mais ici une remarque doit trouver sa place. On aurait tort de voir dans l'Ennemi de l'Esprit quelque disciple des traîtres de mélodrame, ou simplement un homme tant soit peu méchant. Il n'était ni l'un ni l'autre. En tant que moralité, il avait les idées de ses coreligionnaires: ce n'était pas sa faute, puisqu'il avait été élevé par eux, avec eux et comme eux; mais on pourrait presque dire qu'il y allait innocemment, puisqu'il ne voyait aucun mal dans ce qu'il supposait être la raison et la vérité. C'était un esprit tortu et dévoyé, mais non pas un drôle à proprement parler, et, quant à son commerce, il le conduisait avec une tranquillité de conscience peut-être aussi justifiée que celle dont MM. les entrepreneurs d'entreprises matrimoniales, à Paris, sont assurément pourvus après quarante ans de succès. Les lois européennes défendent sévèrement la traite des esclaves; cela est exact; à ce titre, le maître de police russe, le marchand arménien, le spéculateur américain et le commis voyageur français, tous chrétiens, étaient des coquins purs et simples. Mais l'Ennemi de l'Esprit et sa clientèle asiatique avaient de quoi se tenir l'âme en repos, dans un pays où les mariages ne se contractent jamais, en suivant les conditions même les plus régulières, que par ces ventes, au moins simulées, de la femme et où l'esclave homme prend rang dans la famille immédiatement après les enfants et avant les domestiques. Ceci soit dit non pas pour élever Grégoire Ivanitch sur un pavois, mais uniquement pour le présenter sous son vrai jour. C'était, et voilà ce qu'on en peut affirmer avec justice, un bon vivant par démonstration, dogmatiquement débarrassé de toute espèce de scrupule quant à la poursuite de ses plaisirs et de ceux des autres, nativement obligeant, et, du reste, ne voulant du mal à qui que ce soit au monde, excepté bien entendu à l'Esprit, à cause de tous nos malheurs d'ici-bas. Il tenait à ce point.
Quand il eut quitté le maître de police, il se rendit chez les Splendeures de la Beauté, et trouva cette dame dans un état de santé aussi satisfaisant qu'il l'avait laissée lors de leur dernière entrevue. Elle se tenait dans une chambre, qui, pour être de construction à peu près européenne, n'en était pas moins meublée et accommodée à la tatare. A la vérité, on voyait pendre sur les murailles, blanchies à la chaux, des cadres dorés contenant des gravures coloriées représentant l'histoire de Cora et d'Alonzo, plus un portrait lithographié du maréchal Paskewitch orné de moustaches épouvantables, et, par une idée vraiment très ingénieuse de l'artiste, regardant d'un œil du côté d'Érivan et suivant de l'autre la direction de Varsovie; mais à part ces emprunts à un luxe exotique, le tapis jeté sur le sol était persan, et le long des murs s'étendaient des petits matelas étroits, formant divans et recouverts d'étoffes du pays. Les Splendeurs de la Beauté, avec un visage de pleine lune, des yeux comme deux diamants noirs un peu éteints, une bouche de grenade et une opulence de formes dans toute sa personne, qui eût ravi en extase un véritable Osmanli, était affaissée sur elle-même au milieu d'un amas de coussins, et fumait méthodiquement son tjibouk, qu'elle soutenait de la main droite, tandis que de la gauche, paresseusement posée sur le matelas, elle tournait les grains de son tesbyh ou chapelet musulman. Bref, elle suivait consciencieusement le cours de ses occupations journalières qui consistaient à ne rien faire.
Il serait hardi de prétendre qu'elle ne pensait à rien. Cet état paradisiaque existe pour les hommes dans beaucoup de pays, mais il est à douter que nulle part il soit accessible aux femmes. La maîtresse danseuse songeait donc probablement à quelque chose. En apercevant Grégoire Ivanitch, elle lui dit avec une sorte de vivacité:
– Selam Aleykum! Vous êtes le bienvenu!
– Aleyk-ous-Selam! madame, repartit l'Ennemi de l'Esprit, mes yeux deviennent brillants du bonheur de vous voir!
– Bismillah! Asseyez-vous, je vous prie!
Elle frappa des mains. Une servante fort sale apparut.
Apporte ici une bouteille de raki et deux verres.
Grégoire ayant pris place, l'eau-de-vie se trouvant entre lui et la dame de céans, deux ou trois accolades furent données à la bouteille, puis les interlocuteurs se trouvant dans un état confortable, ils commencèrent la conversation.
– Madame, dit l'Ennemi de l'Esprit, je viens de proposer au respectable Paul Petrowitch une très belle occasion de faire le bonheur d'Omm-Djéhâne.
– Si vous faites son bonheur, répondit les Splendeurs de la Beauté, elle en sera peut-être reconnaissante, mais, encore faudrait-il savoir comment vous l'entendez.
Grégoire Ivanitch agita la main droite en l'air et secoua la tête d'un air de désintéressement et de magnanimité.
– Bah! dit-il, je le sais! Si j'étais pour quelque chose dans l'affaire, elle ne se montrerait pas plus touchée aujourd'hui qu'elle ne l'a été il y a trois mois; elle ne veut pas entendre parler de son serviteur, c'est convenu, et son serviteur n'est pas du tout disposé à se laisser venir du mal à l'estomac pour qu'on le dédaigne. Ces sottises-là sont du ressort des serviteurs de l'Esprit. Non! Laissez-moi de côté. Je viens bonnement proposer à Omm-Djéhâne de la marier à un Kaïmakam. Pour tout vous dire, j'avais emporté l'autre jour sa photographie, telle qu'il y a huit ans la femme du général l'avait fait faire. Je l'ai montrée au digne homme dont je vous parle, et, vraiment, il a pris feu. C'est un digne homme, je le répète. Il n'a que soixante-dix ans; on le trouve Musulman sévère; il ne boit ni vin ni eau-de-vie, cela plaira à Omm-Djéhâne qui déteste si fort ce qui est bon; il a une horreur encore plus prononcée pour les Européens, ce qui lui conviendra également, à elle, dont le sentiment n'est pas bien caché là-dessus; enfin il est riche. Je lui connais des terres dans trois villages des environs de Batoum, et il a par-dessus le marché un joli revenu provenant des mines d'argent de Gumush-Khanêh. Voyez ce que vous voulez faire.
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