Armand Gasté - Diderot et le Curé de Montchauvet
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Armand Gasté
Diderot et le Curé de Montchauvet / Une mystification littéraire chez le baron d'Holbach, 1754
DIDEROT ET LE CURÉ DE MONTCHAUVET 1 1 Voir à l' Appendice . note 1
Au milieu du XVIIIe siècle vivait, ou plutôt végétait tristement dans l'humble presbytère de Montchauvet, en plein Bocage normand 2 2 Ibid. note 2
, un curé poète qui doit aux Encyclopédistes l'immortalité du ridicule, et dont les vers extravagants furent, – qui le croirait? – une des causes de la rupture de Jean-Jacques Rousseau avec ses bons amis, les Philosophes.
I
L'abbé Le Petit 3 3 Voir à l' Appendice . note 3
, – c'est le nom de notre curé, – s'ennuyait à mourir dans le village où l'avait enterré son évêque 4 4 Ibid. note 4
. Il avait beau monter sur les âpres rochers qui dominent le presbytère et interroger l'horizon, il ne voyait venir personne qui fût digne de le comprendre et sût goûter les vers qu'il composait dans sa morne solitude. Et laissant tomber ses regards sur les masures de ses paroissiens: «Ici, il n'y a que moi d'homme d'esprit, se disait-il. Point de société!.. Pour toute ressource, le magister, c'est-à-dire un paysan habillé de noir!»
Un beau jour, l'abbé Le Petit, n'y pouvant plus tenir, boucla sa valise et partit pour Paris. A Paris, en effet, il trouverait un de ses anciens camarades de séminaire, l'abbé Basset 5 5 Ibid. note 5
, professeur de philosophie au collège d'Harcourt. L'abbé Basset avait de belles relations: il procurerait certainement un éditeur à son confrère. L'éditeur trouvé, le livre prôné par les gazettes s'enlevait en un clin d'œil; les salons se disputaient l'illustre compatriote de Malherbe et de Pierre Corneille; et qui sait? l'Académie ne se faisait pas trop prier pour lui offrir un de ses quarante fauteuils.
Tels étaient les beaux rêves que le curé de Montchauvet confiait à l'abbé Basset, et que celui-ci, en se promenant avec lui, au Luxembourg, par une belle matinée d'hiver, écoutait d'une oreille trop indulgente.
Au détour d'une allée, on rencontre Diderot. Diderot, qui demeurait à quelques pas de là, sur la hauteur d'où il avait tiré son surnom de Philosophe de la Montagne , aimait à se promener le matin au Luxembourg. L'abbé Basset, qui était fort lié avec lui, connaissait ses habitudes. Ce n'était pas sans intention, peut-être, qu'il conduisit, ce jour-là, sur le chemin du philosophe, le curé de Montchauvet, avide de connaître les grands esprits du siècle, avide surtout d'en être connu. L'abbé Basset présente son ami à Diderot. Le curé nage dans la joie; il pâlit d'aise, et son nez, – un nez extrêmement long, dit la chronique, – est dans un mouvement perpétuel. La conversation est bientôt liée. L'abbé Le Petit raconte d'un trait ses infortunes: «Je m'étiolais à Montchauvet, le plus triste lieu du monde; mes talents y étaient enfouis. Mais, Dieu merci! j'en suis hors, et je me réjouis, monsieur, d'avoir fait connaissance avec un homme de votre réputation, afin de vous demander votre avis.
– Mon avis, dit le philosophe, et sur quoi, monsieur l'abbé?
– Sur un madrigal de sept cents vers, que j'ai fait dernièrement.
– Un madrigal de sept cents vers! Et sur quel sujet, je vous prie?
– Voici la chose, dit le curé en souriant d'un air malin: mon valet a eu le malheur de faire un enfant à ma servante, et cela m'a donné un assez beau champ, comme vous allez voir.
Et, disant cela, il tire de la poche de sa soutane un grand cahier de papier. Diderot recule épouvanté; puis se ravisant:
– Monsieur le curé, dit-il, je vous trouve bien blâmable d'employer vos loisirs à de pareils sujets.
L'abbé Le Petit commençait à rougir de colère; son nez s'agitait, menaçant…
– Quand on a un génie aussi sûr que le vôtre, poursuivit Diderot, on doit faire des tragédies, et non pas s'amuser à des madrigaux.
Le curé de Montchauvet, agréablement flatté de ce compliment inattendu, devint radieux: ses yeux brillaient d'un éclat inaccoutumé, son grand nez se dilatait pour mieux aspirer l'encens. Il voulait remercier Diderot; celui-ci ne lui en laissa pas le temps: – Permettez-moi de vous dire que je n'écouterai pas un seul vers de votre façon, avant que vous ne nous ayez apporté une tragédie. – Vous avez raison, répliqua le curé;… je suis trop timide. Puis, remettant dans la vaste poche de sa soutane son long poème, il salua poliment Diderot. Le philosophe, en s'en allant, échangea avec l'abbé Basset un sourire que le bon curé n'aperçut pas, ou dont il ne comprit pas la signification.
C'était un sourire de contentement. Diderot s'était débarrassé du même coup, (il le croyait du moins), d'un madrigal de sept cents vers et d'un importun.
Quelques mois se passent. Diderot, bien tranquille dans son cabinet, travaillait, sans doute à ses Pensées sur l'interprétation de la nature , lorsque, sans se faire annoncer, l'abbé Le Petit se présente avec un énorme manuscrit sous le bras. Qu'on juge de la surprise de Diderot. – Comment, monsieur le curé, c'est bien vous que je vois! Je vous croyais depuis longtemps en Normandie. – On ne peut vivre qu'à Paris, monsieur; j'y suis donc resté, et, suivant vos conseils, je me suis mis avec ardeur au travail. Je vous apporte… – Encore un madrigal? s'écria Diderot; non, monsieur le curé, vous savez nos conventions. Je n'écoute pas un vers de vous, que vous ne m'ayez apporté une tragédie. – C'est justement… – Quoi! C'est une tragédie? – Oui, monsieur, David et Bethsabée …
Diderot faillit tomber à la renverse.
– Avez-vous le loisir de m'écouter? poursuivit l'abbé, impitoyable.
Il n'y avait pas à reculer, il fallait bien essuyer cette lecture.
– Monsieur le curé, répondit le philosophe, que diriez-vous si, dimanche, je vous présentais à nos amis, et si je vous donnais pour juges les plus grands esprits dont notre siècle s'honore?.. Allons, c'est entendu, je vous mènerai dans le salon de M. le baron d'Holbach. Vous y entrerez inconnu; mais, je vous le jure, vous en sortirez célèbre.
– Monsieur, balbutia l'abbé, que de grâces…
– Trève de compliments! C'est moi qui suis votre obligé. Ne pas produire au grand jour un poète de votre force, mais ce serait un crime!.. Allons, adieu, monsieur le curé, ou plutôt, au revoir… A dimanche! Je vous attends chez moi.
Le curé fut exact au rendez-vous. Diderot avait prévenu ses amis, les Encyclopédistes. On sait que le baron d'Holbach les recevait à dîner deux fois par semaine, ce qui le faisait appeler par l'abbé Galiani « le maître d'hôtel de la philosophie ».
Ce jour-là – c'était justement le dimanche gras – les convives du baron d'Holbach étaient quinze à vingt. Dans le riche cabinet, où le richissime philosophe venait de faire placer sa récente acquisition, la Chienne allaitant ses petits , un des chefs-d'œuvre du peintre Oudry, on voyait réunis, sans compter Diderot et le maître de la maison, J. – J. Rousseau, d'Alembert, Duclos, Marmontel, Helvétius, de Jaucourt, Raynal, Morellet, de la Condamine, M. de Gauffecourt, M. de Margency, etc. 6 6 Voir à l' Appendice . note 6
.
Le curé de Montchauvet est introduit. On lui fait fête; on l'invite à s'asseoir. Il promène ses regards de tous côtés: il ne voit que des visages riants; cela l'encourage. Pourtant, il aperçoit dans un coin du salon une figure renfrognée. C'était J. – J. Rousseau, qui flairait une mystification, et qui, avec sa probité à toute épreuve, était résolu à faire le rôle d'honnête homme. – C'est un jaloux, se dit l'abbé; mais qu'importe?.. Et il déroule lentement son manuscrit. – D'abord, messieurs, leur dit-il, je dois vous lire l'épître que je me permets d'adresser à Madame de Pompadour.
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