Маргерит Юрсенар - Les mémoires d'Hadrien
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Cette fois, chaque moment pressait. Mais j’avais eu tout le temps de réfléchir au chevet du malade ; mes plans étaient faits. J’avais remarqué au Sénat un certain Antonin, homme d’une cinquantaine d’années, d’une famille provinciale, apparentée de loin à celle de Plotine. Il m’avait frappé par les soins à la fois déférents et tendres dont il entourait son beau-père, vieillard impotent qui siégeait à ses côtés ; je relus ses états de service ; cet homme de bien s’était montré, dans tous les postes qu’il avait occupés, un fonctionnaire irréprochable. Mon choix se fixa sur lui. Plus je fréquente Antonin, plus mon estime pour lui tend à se changer en respect. Cet homme simple possède une vertu à laquelle j’avais peu pensé jusqu’ici, même quand il m’arrivait de la pratiquer : la bonté. Il n’est pas exempt des modestes défauts d’un sage ; son intelligence appliquée à l’accomplissement méticuleux des tâches quotidiennes vaque au présent plutôt qu’à l’avenir ; son expérience du monde est limitée par ses vertus mêmes ; ses voyages se sont bornés à quelques missions officielles, d’ailleurs bien remplies. Il connaît peu les arts ; il n’innove qu’à son corps défendant. Les provinces, par exemple, ne représenteront jamais pour lui les immenses possibilités de développement qu’elles n’ont pas cessé de comporter pour moi ; il continuera plutôt qu’il n’élargira mon œuvre ; mais il la continuera bien ; l’État aura en lui un honnête serviteur et un bon maître.
Mais l’espace d’une génération me semblait peu de chose quand il s’agit d’assurer la sécurité du monde ; je tenais, si possible, à prolonger plus loin cette prudente lignée adoptive, à préparer à l’empire un relais de plus sur la route des temps. À chaque retour à Rome, je n’avais jamais manqué d’aller saluer mes vieux amis, les Vérus, Espagnols comme moi, l’une des familles les plus libérales de la haute magistrature. Je t’ai connu dès le berceau, petit Annius Vérus qui par mes soins t’appelles aujourd’hui Marc Aurèle. Durant l’une des années les plus solaires de ma vie, à l’époque que marque l’érection du Panthéon, je t’avais fait élire, par amitié pour les tiens, au saint collège des Frères Arvales, auquel l’empereur préside, et qui perpétue pieusement nos vieilles coutumes religieuses romaines ; je t’ai tenu par la main durant le sacrifice qui eut lieu cette année-là au bord du Tibre ; j’ai regardé avec un tendre amusement ta contenance d’enfant de cinq ans, effrayé par les cris du pourceau immolé, mais s’efforçant de son mieux d’imiter le digne maintien des aînés. Je me préoccupai de l’éducation de ce bambin trop sage ; j’aidai ton père à te choisir les meilleurs maîtres. Vérus, le Vérissime : je jouais avec ton nom ; tu es peut-être le seul être qui ne m’ait jamais menti. Je t’ai vu lire avec passion les écrits des philosophes, te vêtir de laine rude, coucher sur la dure, astreindre ton corps un peu frêle à toutes les mortifications des Stoïques. Il y a de l’excès dans tout cela, mais l’excès est une vertu à dix-sept ans. Je me demande parfois sur quel écueil sombrera cette sagesse, car on sombre toujours : sera ce une épouse, un fils trop aimé, un de ces pièges légitimes enfin où se prennent les cœurs timorés et purs ; sera-ce plus simplement l’âge, la maladie, la fatigue, le désabusement qui nous dit que si tout est vain, la vertu l’est aussi ? J’imagine, à la place de ton visage candide d’adolescent, ton visage las de vieillard. Je sens ce que ta fermeté si bien apprise cache de douceur, de faiblesse peut-être ; je devine en toi la présence d’un génie qui n’est pas forcément celui de l’homme d’État ; le monde, néanmoins, sera sans doute à jamais amélioré pour l’avoir vu une fois associé au pouvoir suprême. J’ai fait le nécessaire pour que tu fusses adopté par Antonin ; sous ce nom nouveau que tu porteras un jour dans les listes d’empereurs, tu es désormais mon petit-fils. Je crois donner aux hommes la seule chance qu’ils auront jamais de réaliser le rêve de Platon, de voir régner sur eux un philosophe au cœur pur. Tu n’as accepté les honneurs qu’avec répugnance ; ton rang t’oblige à vivre au palais ; Tibur, ce lieu où j’assemble jusqu’au bout tout ce que la vie a de douceurs, t’inquiète pour ta jeune vertu ; je te vois errer gravement sous ces allées entrelacées de roses ; je te regarde, avec un sourire, te prendre aux beaux objets de chair placés sur ton passage, hésiter tendrement entre Véronique et Théodore, et vite renoncer à tous deux en faveur de l’austérité, ce pur fantôme. Tu ne m’as pas caché ton dédain mélancolique pour ces splendeurs qui durent peu, pour cette cour qui se dispersera après ma mort. Tu ne m’aimes guère ; ton affection filiale va plutôt à Antonin ; tu flaires en moi une sagesse contraire à celle que t’enseignent tes maîtres, et dans mon abandon aux sens une méthode de vie opposée à la sévérité de la tienne, et qui pourtant lui est parallèle. N’importe : il n’est pas indispensable que tu me comprennes. Il y a plus d’une sagesse, et toutes sont nécessaires au monde ; il n’est pas mauvais qu’elles alternent.
Huit jours après la mort de Lucius, je me fis conduire en litière au Sénat ; je demandai la permission d’entrer ainsi dans la salle des délibérations, et de prononcer mon adresse couché, soutenu contre une pile de coussins. Parler me fatigue : je priai les sénateurs de former autour de moi un cercle étroit, pour n’être pas tenu à forcer ma voix. Je fis l’éloge de Lucius ; ces quelques lignes remplacèrent au programme de la séance le discours qu’il aurait dû faire ce jour-là. J’annonçai ensuite ma décision ; je nommai Antonin ; je prononçai ton nom. J’avais tablé sur l’adhésion la plus unanime ; je l’obtins. J’exprimai une dernière volonté qui fut acceptée comme les autres ; je demandai qu’Antonin adoptât aussi le fils de Lucius, qui aura de la sorte pour frère Marc Aurèle ; vous gouvernerez ensemble ; je compte sur toi pour avoir à son égard des attentions d’aîné. Je tiens à ce que l’État conserve quelque chose de Lucius.
En rentrant chez moi, pour la première fois depuis de longs jours, je fus tenté de sourire. J’avais singulièrement bien joué. Les partisans de Servianus, les conservateurs hostiles à mon œuvre n’avaient pas capitulé ; toutes les politesses faites par moi à ce grand corps sénatorial antique et suranné ne compensaient pas pour eux les deux ou trois coups que je lui avais portés. Ils profiteraient à n’en pas douter du moment de ma mort pour essayer d’annuler mes actes. Mais mes pires ennemis n’oseraient récuser leur représentant le plus intègre et le fils d’un de leurs membres les plus respectés. Ma tâche publique était faite : je pouvais désormais retourner à Tibur, rentrer dans cette retraite qu’est la maladie, expérimenter avec mes souffrances, m’enfoncer dans ce qui me restait de délices, reprendre en paix mon dialogue interrompu avec un fantôme. Mon héritage impérial était sauf entre les mains du pieux Antonin et du grave Marc Aurèle ; Lucius lui-même se survivrait dans son fils. Tout cela n’était pas trop mal arrangé.
PATIENTIA
PATIENTIA
Chapitre 29
Arrien m’écrit : Conformément aux ordres reçus, j’ai terminé la circumnavigation du Pont-Euxin. Nous avons bouclé la boucle à Sinope, dont les habitants te sont à jamais reconnaissants des grands travaux de réfection et d’élargissement du port, menés à bien sous ta surveillance il y a quelques années… A propos, ils t’ont érigé une statue qui n’est ni assez ressemblante, ni assez belle : envoie-leur-en une autre, de marbre blanc… Plus à l’est, non sans émotion, j’ai embrassé du regard ce même Pont-Euxin, du haut des collines d’où notre Xénophon l’a jadis aperçu pour la première fois et d’où toi-même l’as contemplé naguère…
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