— Une anisette, songeait Fandor en remontant dans l’automobile, c’est de la liqueur pour prêtre, pour adolescent… pour femme!.. Ah! zut de zut, je ne me sens pas du tout tranquille… je voudrais bien m’en aller…
Le prêtre interrompit les réflexions de Fandor:
— Dans une heure, disait-il, nous serons à Rouen; nous traverserons la ville, mais nous nous arrêterons quelques kilomètres plus loin, à Barentin. J’y connais un très bon petit hôtel…
Fandor ne répondait point, mais il pensait:
— Va pour Barentin!.. Mais si j’ai le moindre indice que ce bonhomme-là veut me lâcher, veut me quitter une seconde, s’il a l’air de songer à prévenir l’autorité, je connais quelqu’un qui prendra la fuite… et comment!..
Les kilomètres succédaient aux kilomètres.
Le prêtre s’était enfoncé dans les coussins de la banquette et fermait à demi les yeux. Fandor, à son tour, se sentait pris d’une étrange somnolence…
— Ce qu’il y a d’ennuyeux, pensait-il, c’est que ce soir, à peine la tête sur l’oreiller, je m’en vais à coup sûr ronfler comme une brigade de gendarmerie.
On approchait cependant.
Après une descente rapide, la route s’était infléchie sur la droite; elle serpentait maintenant à flanc de coteau, bordée sur un côté par la Seine, sur l’autre par des falaises taillées à pic que dominait au lointain le sanctuaire rouennais, objet de la vénération de toute la contrée: Notre-Dame de Bon Secours.
— C’est Rouen? interrogeait Fandor.
— Nous y serons dans six kilomètres, répondait le prêtre…
— Nous n’arrêterons pas? questionnait le journaliste.
— Si, je suppose que nous allons avoir besoin de nous ravitailler et, de plus, j’ai une commission à faire au patron de l’un des garages de la ville.
— Attention! se dit Fandor, les commissions que peut faire cet abbé sont sûrement intéressantes. Gare à la manœuvre…
Le jeune homme connaissait Rouen.
— Si nous ne dévions pas de notre chemin, se disait Fandor, si nous faisons halte à l’un des garages qui se trouvent le long des quais, tout ira bien… en cas d’alerte, j’imagine qu’au bout de cent mètres de course, je rencontrerai certainement un de ces tramways électriques qui pullulent à Rouen… je sauterai à bord… c’est bien le diable s’il ose me courir après et me rattraper…
Or, tandis que le jeune homme méditait la façon dont, le cas échéant, il échapperait à son mystérieux compagnon de route, la voiture atteignait le pont qui prolonge, au travers de la Seine, la rue Jeanne-d’Arc. Les voyageurs étaient maintenant au centre même de Rouen, le mécanicien tournait la tête:
— Monsieur me permet-il d’arrêter? interrogeait-il en regardant le prêtre. Il faut que je fasse mon plein…
L’abbé, du doigt, indiqua un garage:
— Stoppez là…
L’automobile s’était à peine rangée au long du trottoir que le prêtre, sautant sur le sol, s’avançait dans l’intérieur du garage.
— Ah! ça fait du bien de se dégourdir les jambes! déclara Fandor, qui, sans autre excuse, emboîta franchement le pas à l’abbé…
L’ecclésiastique n’en semblait nullement inquiet. Il marchait vers le patron de la boutique:
— Dites-moi, mon ami, vous n’auriez pas reçu par hasard une dépêche au nom de l’abbé Gendron?
— Si fait, monsieur l’abbé, serait-ce vous?
— C’est moi… j’avais prié que l’on m’adressât ici des nouvelles au cas où ce serait nécessaire…
Tandis que le prêtre déchirait le pointillé du télégramme qu’on venait de lui remettre, Fandor, qui grillait une cigarette de l’air le plus flegmatique qu’il put, s’évertuait à trouver un moyen pour lire la dépêche que son compagnon de route examinait, le visage soudain contracté, les sourcils froncés, l’œil mauvais…
Mais le jeune homme eut beau loucher dans les glaces, changer de place pour tâcher d’apercevoir en transparence le télégramme, passer derrière l’abbé en faisant semblant d’examiner les affiches qui garnissaient les murs du garage, en réalité pour lire par-dessus son épaule, il en fut pour ses frais. Impossible d’apercevoir le texte.
— Vous ne recevez pas de fâcheuses instructions? demanda Fandor, tandis qu’à nouveau l’auto démarrait.
— Non point…
— Un télégramme c’est toujours inquiétant.
— Celui-ci ne m’apprend rien que je ne savais déjà… dont je me doutais au moins… Seulement, au lieu d’aller au Havre demain, nous irons à Dieppe…
Fandor n’insistait pas…
— Vous allez quitter Rouen, disait le prêtre au mécanicien, non par la grande côte, mais par la petite route qui serpente… la nouvelle route… vous nous arrêterez à l’hôtel que vous allez trouver sur la droite et qui s’appelle, si je me rappelle, auberge du Carrefour Fleuri …
— Un joli nom, remarquait Fandor…
— Un nom stupide, répondit simplement le prêtre: la maison n’est nullement à un carrefour et l’endroit est à vrai dire aussi peu fleuri que possible… D’ailleurs, vous allez pouvoir en juger, voici l’auberge.
L’auto venait, en effet, d’obliquer brusquement et s’engageait sous une porte cochère.
Un gros homme, chauve à faire rire, s’avança. C’était l’hôtelier.
— Vous allez pouvoir nous servir à dîner? demanda le prêtre.
— Mais certainement, monsieur le curé…
— Vous avez une remise pour la voiture?
D’un geste large, l’hôte montra la cour… les charrettes de ses clients habituels y demeuraient.
— Enfin, demanda l’abbé, vous pourrez nous réserver trois chambres?
— Trois chambres? ah! non, monsieur le curé!.. ça, c’est tout à fait impossible. Mais il y a bien moyen de faire quand même… j’ai une mansarde pour votre mécanicien, et puis une chambre à deux lits pour vous et M. le caporal qui vous accompagne… Ça ira, je pense?
— Mais oui, très bien, très bien!.. affirmait Fandor, enchanté de l’occasion qui s’offrait à lui de ne point perdre de vue son compagnon de route.
Celui-ci semblait infiniment moins satisfait…
— Comment donc?… vous n’avez pas deux chambres pour nous?… J’ai horreur de dormir avec quelqu’un; je n’en ai pas l’habitude…
— Monsieur le curé, tout est plein… J’ai une noce…
— Eh bien, il n’y a pas un hôtel à côté, où je pourrais, par exemple…
— Non, monsieur le curé, je suis le seul hôtelier du carrefour…
— La cure est loin?
— Mais, mon cher abbé, protestait Fandor, prenez donc cette chambre, je coucherai, moi, n’importe où… sur deux chaises, dans la salle à manger…
— Du tout, du tout. Dites, monsieur l’hôtelier, la cure est loin?
— Il y a toujours huit kilomètres au moins…
— C’est bien désagréable, faisait le prêtre. Nous allons passer une nuit horrible.
— Mais non, mon cher abbé, protestait encore Fandor, je vous répète que je vous laisserai la chambre…
Le prêtre haussa les épaules:
— Allons donc, caporal, pas d’enfantillages. Nous aurons encore à rouler demain matin. Il est absolument inutile que nous soyons brisés de fatigue… Nous nous arrangerons…
Fandor acquiesçait de la tête.
— Servez-nous tout de suite à dîner, commanda le prêtre.
Fandor ne le perdait point des yeux… À peine avait-il une légère émotion en le voyant soudain s’éloigner à pas rapides.
— Où allait-il?
Mais vraiment Fandor exagérait sa surveillance et force était bien au jeune homme de rire, s’apercevant que l’abbé s’était écarté pour une raison des plus naturelles…
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