Juve haussait les épaules, et interrompant son ami, un peu vexé, quoi qu’il en eût, de ne point avoir pu le convaincre:
— Où tu diras des bêtises, petit, et voilà… enfin tu es libre!..
Fandor se levait:
— C’est vrai, disait-il, je suis libre, Juve, libre d’aller passer quinze jours au pays du soleil, où je serai d’ici quelques heures!.. parce qu’après tout… zut!.. lisez toujours mon article dans La Capitale , je vous annonce que je vais le soigner tout particulièrement. Et puis, à dans quinze jours… Ne rêvez pas trop de Fantômas, hein?
Un genou appuyé sur sa valise, Jérôme Fandor, de toute la force de ses bras vigoureux, tirait sur les courroies qu’il ne parvenait pas à boucler.
C’était le dimanche treize novembre, à cinq heures du soir; l’appartement du journaliste était brillamment illuminé: le gaz brûlait dans toutes les pièces où régnait le plus grand désordre.
Fandor partait en vacances et pour être sûr de ne pas manquer son train, le jeune homme se disposait à aller dîner à la gare de Lyon.
— Ouf! s’écria-t-il lorsqu’il eut enfin réussi à comprimer l’amoncellement de ses vêtements et à fermer sa valise.
Fandor poussa un soupir de satisfaction. Cette fois il ne pouvait plus douter de son départ, la chose était certaine. Fandor jetait un dernier coup d’oeil dans son logis lorsqu’il s’arrêta net au milieu du couloir.
Le timbre de la sonnerie avait retenti. Quelqu’un sollicitait l’ouverture de la porte d’entrée.
— Ils ne vont pas me refaire le coup? dit le jeune journaliste.
Et il ouvrit la porte de l’appartement. Sur le palier, un militaire.
— Monsieur Fandor? demanda ce dernier d’une voix douce, un peu enrouée.
— C’est ici, c’est moi, que désirez-vous?
Le militaire avança un pas, puis, comme faisant un effort sur lui-même, il articula péniblement:
— Voulez-vous me permettre d’entrer? je serais désireux de vous dire quelque chose.
Fandor, silencieusement, invita d’un geste de la main l’importun à pénétrer dans l’appartement.
C’était un tout jeune garçon qui portait l’uniforme de l’infanterie de ligne. Sur la manche de sa capote les galons de caporal.
Ses cheveux étaient bruns et ses yeux assez clairs contrastaient étrangement avec le reste de son visage aux tonalités foncées. Une légère moustache noire ombrait sa lèvre.
— À qui ai-je l’honneur de parler? demanda Fandor.
— Je suis le caporal Vinson. Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, monsieur, mais moi je vous connais bien, par vos articles… Et j’ai bien besoin de vous parler…
— Encore un raseur, se dit Fandor, qui vient me demander une recommandation.
Le journaliste bouillait d’impatience à l’idée qu’il perdait des minutes précieuses, et qu’il lui faudrait singulièrement écourter son dîner s’il ne voulait pas manquer le rapide.
Néanmoins, désireux d’être poli:
— Veuillez vous asseoir, monsieur, dit-il, je vous écoute.
Le caporal Vinson parut très ému.
— Ah! monsieur, commença-t-il, excusez-moi d’être venu vous déranger, mais je tenais à vous dire… à vous connaître… à vous exprimer… combien j’apprécie votre talent, votre façon d’écrire… comme j’aime les idées que vous exprimez dans le journal!.. Ainsi, votre dernier article, si juste, si… charitable…
— Vous êtes bien aimable, monsieur, interrompit Fandor et je vous remercie; mais si cela ne vous fait rien, nous pourrions prendre rendez-vous pour un autre jour car je suis très pressé et…
— Ah, monsieur, ne me chassez pas! Si je me tais aujourd’hui, je n’aurai plus le courage de parler… et pourtant il le faut…
— Eh bien, monsieur, causons.
— Monsieur Fandor… hurla alors Vinson, je suis un traître!
Encore qu’il fût loin de s’attendre à cette déclaration, aussi brutale que surprenante, Fandor ne broncha pas; il avait l’habitude de ces cas bizarres où les coupables éprouvent le besoin de faire leur profession de foi devant des gens qu’ils n’ont jamais vus, alors qu’ils se garderaient rigoureusement de révéler quoi que ce soit à des intimes.
Fandor se leva lentement de la chaise qu’il occupait, s’approcha du militaire, et lui mit cordialement les mains sur les épaules, l’obligea à s’installer de nouveau dans le fauteuil dont il venait de sortir:
— Remettez-vous, monsieur, je vous en prie, dit-il.
Une réaction se produisait, de grosses larmes coulaient sur les joues hâlées du caporal, et Fandor le considéra, ne sachant quelle consolation apporter.
— Oui monsieur, c’est à cause d’une femme… et puis vous comprenez cela… vous qui écrivez des articles où vous dites qu’il faut prendre en pitié les malheureux comme moi… car on est malheureux lorsqu’une femme vous tient et qu’on manque d’argent… Et puis, avec ces gens-là… lorsqu’on est embarqué dans leurs affaires, on est foutu… il faut obéir… et toujours ils en demandent plus… Ah! monsieur, quel épouvantable désastre que la mort du capitaine Brocq… voyez-vous, moi… si je suis devenu traître… c’est de leur faute… Ah! monsieur, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir pour maîtresse une femme comme… celle que j’aime, une femme comme…
Fandor articula:
— Comme Bobi…
Mais il n’acheva pas. Vinson le regardait interloqué, ces premières syllabes ne le frappaient point et il semblait fort surpris, à la façon de quelqu’un qui les aurait entendues prononcer pour la première fois.
Fandor, pour dissimuler son embarras, se gratta la gorge, puis, très vite reprit:
— Je vous demande pardon de vous avoir interrompu, vous disiez donc… une femme comme?…
— Une femme comme Nichoune!.. Nichoune!.. ma maîtresse!.. ah! monsieur, tout Châlons sait ce qu’elle vaut. On connaît la méchanceté de cette rosse, et cependant… il n’y a pas un homme qui n’ait voulu…
— Mais mon brave caporal, pourquoi diable me racontez-vous tout cela?
— Mais, monsieur, parce que… parce que… parce que j’ai juré de tout vous dire avant de mourir!
— Fichtre! observa Fandor, que comptez-vous donc faire?
Le caporal, sur un ton de fermeté qui contrastait avec son attitude affolée jusqu’alors, répondit simplement:
— Je compte me tuer.
Désormais, c’était Fandor qui, loin de vouloir aller prendre son train, insistait près du militaire pour obtenir de lui des détails complémentaires sur l’existence de Vinson.
Le caporal Vinson se trouvait depuis quinze mois au service. Fils d’une veuve qui tenait une petite librairie à Levallois-Perret, il avait été des premiers conscrits que touchait la nouvelle loi de deux ans et le recrutement l’avait envoyé au 214 ede ligne, en garnison à Châlons.
Ses classes terminées, il avait obtenu les galons de caporal, et, vu sa belle écriture, eu égard également à la protection d’un commandant, il avait passé dans les bureaux de la Place, en qualité de secrétaire. Vinson était fort satisfait de sa nouvelle situation, car le jeune homme, élevé dans les jupes de sa mère et dont toute l’adolescence s’était passée pour ainsi dire derrière le comptoir de la librairie, avait beaucoup plus le tempérament d’un bureaucrate que celui d’un homme actif. Le seul sport qu’il pratiquait avec plaisir, c’était la bicyclette et le seul luxe qu’il se permettait, c’était la photographie.
Un dimanche soir, entraîné par ses camarades, il était allé au Café-Concert de Châlons.
Vinson fréquentait quelques sous-officiers un peu plus riches que lui… Sans être des prodigues, ces jeunes gens avaient la dépense assez facile, et à maintes reprises déjà, Vinson, pour ne pas être en reste avec eux, avait sollicité et obtenu de sa mère des envois d’argent.
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