Après une longue hésitation, Éveline Clarence accepta l’idée d’épouser M. Hippolyte Cérès. Pour son goût, le grand homme était un peu commun; rien ne prouvait encore qu’il atteindrait un jour le point où la politique rapporte de grosses sommes d’argent; mais elle entrait dans ses vingt-sept ans et connaissait assez la vie pour savoir qu’il ne faut pas être trop dégoûtée ni se montrer trop exigeante.
Hippolyte Cérès était célèbre; Hippolyte Cérès était heureux. On ne le reconnaissait plus; les élégances de ses habits et de ses manières augmentaient terriblement; il portait des gants blancs avec excès; maintenant, trop homme du monde, il faisait douter Éveline si ce n’était pas pis que de l’être trop peu. Madame Clarence regarda favorablement ces fiançailles, rassurée sur l’avenir de sa fille et satisfaite d’avoir tous les jeudis des fleurs pour son salon.
La célébration du mariage souleva toutefois des difficultés. Éveline était pieuse et voulait recevoir la bénédiction de l’Église. Hippolyte Cérès, tolérant mais libre penseur, n’admettait que le mariage civil. Il y eut à ce sujet des discussions et même des scènes déchirantes. La dernière se déroula dans la chambre de la jeune fille, au moment de rédiger les lettres d’invitation. Éveline déclara que, si elle ne passait pas par l’église, elle ne se croirait pas mariée. Elle parla de rompre, d’aller à l’étranger avec sa mère, ou de se retirer dans un couvent. Puis elle se fit tendre, faible, suppliante; elle gémit. Et tout gémissait avec elle dans sa chambre virginale, le bénitier et le rameau de buis au-dessus du lit blanc, les livres de dévotion sur la petite étagère et sur le marbre de la cheminée la statuette blanche et bleue de sainte Orberose enchaînant le dragon de Cappadoce. Hippolyte Cérès était attendri, amolli, fondu.
Belle de douleur, les yeux brillants de larmes, les poignets ceints d’un chapelet de lapis lazuli et comme enchaînée par sa foi, tout à coup elle se jeta aux pieds d’Hippolyte et lui embrassa les genoux, mourante, échevelée.
Il céda presque; il balbutia:
— Un mariage religieux, un mariage à l’église, on pourra encore faire digérer ça à mes électeurs; mais mon comité n’avalera pas la chose aussi facilement…. Enfin, je leur expliquerai, … la tolérance, les nécessités sociales…. Ils envoient tous leurs filles au catéchisme…. Quant à mon portefeuille, bigre! je crois bien, ma chérie, que nous allons le noyer dans l’eau bénite.
À ces mots, elle se leva grave, généreuse, résignée, vaincue à son tour.
— Mon ami, je n’insiste plus.
— Alors, pas de mariage religieux! Ça vaut mieux, beaucoup mieux!
— Si! Mais laissez-moi faire. Je vais tâcher de tout arranger pour votre satisfaction et la mienne.
Elle alla trouver le révérend père Douillard et lui exposa la situation. Plus encore qu’elle n’espérait il se montra accommodant et facile.
— Votre époux est un homme intelligent, un homme d’ordre et de raison: il nous viendra. Vous le sanctifierez; ce n’est pas en vain que Dieu lui a accordé le bienfait d’une épouse chrétienne. L’Église ne veut pas toujours pour ses bénédictions nuptiales les pompes et l’éclat des cérémonies. Maintenant qu’elle est persécutée, l’ombre des cryptes et les détours des catacombes conviennent à ses fêtes. Mademoiselle, quand vous aurez accompli les formalités civiles, venez ici, dans ma chapelle particulière, en toilette de ville, avec monsieur Cérès; je vous marierai en observant la plus absolue discrétion. J’obtiendrai de l’archevêque les dispenses nécessaires et toutes les facilités pour ce qui concerne les bans, le billet de confession, etc.
Hippolyte, tout en trouvant la combinaison un peu dangereuse, accepta, assez flatté au fond:
— J’irai en veston, dit-il.
Il y alla en redingote, avec des gants blancs et des souliers vernis, et fit les génuflexions.
— Quand les gens sont polis!…
Chapitre V
Le cabinet Visire
Le ménage Cérès, d’une modestie décente, s’établit dans un assez joli appartement d’une maison neuve. Cérès adorait sa femme avec rondeur et tranquillité, souvent retenu d’ailleurs à la commission du budget et travaillant plus de trois nuits par semaine à son rapport sur le budget des postes dont il voulait faire un monument. Éveline le trouvait «muffle», et il ne lui déplaisait pas. Le mauvais côté de la situation, c’est qu’ils n’avaient pas beaucoup d’argent; ils en avaient très peu. Les serviteurs de la république ne s’enrichissent pas à son service autant qu’on le croit. Depuis que le souverain n’est plus là pour dispenser les faveurs, chacun prend ce qu’il peut et ses déprédations, limitées par les déprédations de tous, sont réduites à des proportions modestes. De là cette austérité de mœurs qu’on remarque dans les chefs de la démocratie. Ils ne peuvent s’enrichir que dans les périodes de grandes affaires, et se trouvent alors en butte à l’envie de leurs collègues moins favorisés. Hippolyte Cérès prévoyait pour un temps prochain une période de grandes affaires; il était de ceux qui en préparaient la venue; en attendant il supportait dignement une pauvreté dont Éveline, en la partageant, souffrait moins qu’on eût pu croire. Elle était en rapports constants avec le révérend père Douillard et fréquentait la chapelle de Sainte-Orberose où elle trouvait une société sérieuse et des personnes capables de lui rendre service. Elle savait les choisir et ne donnait sa confiance qu’à ceux qui la méritaient. Elle avait gagné de l’expérience depuis ses promenades dans l’auto du vicomte Cléna, et surtout elle avait acquis le prix d’une femme mariée.
Le député s’inquiéta d’abord de ces pratiques pieuses que raillaient les petits journaux démagogiques; mais il se rassura bientôt en voyant autour de lui tous les chefs de la démocratie se rapprocher avec joie de l’aristocratie et de l’Eglise.
On se trouvait dans une de ces périodes (qui revenaient souvent) où l’on s’apercevait qu’on était allé trop loin. Hippolyte Cérès en convenait avec mesure. Sa politique n’était pas une politique de persécution, mais une politique de tolérance. Il en avait posé les bases dans son magnifique discours sur la préparation des réformes. Le ministère passait pour trop avancé; soutenant des projets reconnus dangereux pour le capital, il avait contre lui les grandes compagnies financières et, par conséquent, les journaux de toutes les opinions. Voyant le danger grossir, le cabinet abandonna ses projets, son programme, ses opinions, mais trop tard un nouveau gouvernement était prêt; sur une question insidieuse de Paul Visire, aussitôt transformée en interpellation, et un très beau discours d’Hippolyte Cérès, il tomba.
Le président de la république choisit pour former un nouveau cabinet ce même Paul Visire, qui, très jeune encore, avait été deux fois ministre, homme charmant, habitué du foyer de la danse et des coulisses des théâtres, très artiste, très mondain, spirituel, d’une intelligence et d’une activité merveilleuses. Paul Visire, ayant constitué un ministère destiné à marquer un temps d’arrêt et à rassurer l’opinion alarmée, Hippolyte Cérès fut appelé à en faire partie.
Les nouveaux ministres, appartenant à tous les groupes de la majorité, représentaient les opinions les plus diverses et les plus opposées, mais ils étaient tous modérés et résolument conservateurs [13] Ce ministère ayant exercé une action considérable sur les destinées du pays et du monde, nous croyons devoir en donner la composition: intérieur et présidence du Conseil, Paul Visire; justice, Pierre Bouc; affaires étrangères, Victor Crombile; finances, Terrasson; instruction publique, Labillette; commerce, postes et télégraphes, Hippolyte Cérès; agriculture, Aulac; travaux publics, Lapersonne; guerre, général Débonnaire; marine, amiral Vivier des Murènes.
. On garda le ministre des affaires étrangères de l’ancien cabinet, petit homme noir nommé Crombile, qui travaillait quatorze heures par jour dans le délire des grandeurs, silencieux, se cachant de ses propres agents diplomatiques, terriblement inquiétant, sans inquiéter personne, car l’imprévoyance des peuples est infinie et celle des gouvernants l’égale.
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