— Moi, dit Hippolyte Cérès en la regardant, je me proclame le champion des demoiselles.
«C’est un imbécile,» songea la jeune fille.
Hippolyte Cérès, qui n’avait jamais mis le pied hors de son monde politique, électeurs et élus, trouva le salon de madame Clarence très distingué, la maîtresse de maison exquise, sa fille étrangement belle; il devint assidu près d’elles et fit sa cour à l’une et à l’autre. Madame Clarence, que maintenant les soins touchaient, l’estimait agréable. Éveline ne lui montrait aucune bienveillance et le traitait avec une hauteur et des dédains qu’il prenait pour façons aristocratiques et manières distinguées, et il l’en admirait davantage.
Cet homme répandu s’ingéniait à leur faire plaisir et y réussissait quelquefois. Il leur procurait des billets pour les grandes séances et des loges à l’Opéra. Il fournit à mademoiselle Clarence plusieurs occasions de se mettre en vue très avantageusement et en particulier dans une fête champêtre, qui, bien que donnée par un ministre, fut regardée comme vraiment mondaine et valut à la république son premier succès auprès des gens élégants.
À cette fête, Éveline, très remarquée, attira notamment l’attention d’un jeune diplomate nommé Roger Lambilly qui, s’imaginant qu’elle appartenait à un monde facile, lui donna rendez-vous dans sa garçonnière. Elle le trouvait beau et le croyait riche: elle alla chez lui. Un peu émue, presque troublée, elle faillit être victime de son courage, et n’évita sa défaite que par une manœuvre offensive, audacieusement exécutée. Ce fut la plus grande folie de sa vie de jeune fille.
Entrée dans l’intimité des ministres et du président, Éveline y portait des affectations d’aristocratie et de piété qui lui acquirent la sympathie du haut personnel de la république anticléricale et démocratique. M. Hippolyte Cérès, voyant qu’elle réussissait et lui faisait honneur, l’en aimait davantage; il en devint éperdument amoureux.
Dès lors, elle commença malgré tout à l’observer avec intérêt, curieuse de voir si cela augmentait. Il lui paraissait sans élégance, sans délicatesse, mal élevé, mais actif, débrouillard, plein de ressources et pas très ennuyeux. Elle se moquait encore de lui, mais elle s’occupait de lui.
Un jour elle voulut mettre son sentiment à l’épreuve.
C’était en période électorale, pendant qu’il sollicitait, comme on dit, le renouvellement de son mandat. Il avait un concurrent peu dangereux au début, sans moyens oratoires, mais riche et qui gagnait, croyait-on, tous les jours des voix. Hippolyle Cérès, bannissant de son esprit et l’épaisse quiétude et les folles alarmes, redoublait de vigilance. Son principal moyen d’action c’étaient ses réunions publiques où il tombait, à la force du poumon, la candidature rivale. Son comité donnait de grandes réunions contradictoires le samedi soir et le dimanche à trois heures précises de l’après-midi. Or, un dimanche, étant allé faire visite aux dames Clarence, il trouva Éveline seule dans le salon. Il causait avec elle depuis vingt ou vingt cinq minutes quand, tirant sa montre, il s’aperçut qu’il était trois heures moins un quart. La jeune fille se fit aimable, agaçante, gracieuse, inquiétante, pleine de promesses. Cérès, ému, se leva.
— Encore un moment! lui dit-elle d’une voix pressante et douce qui le fit retomber sur sa chaise.
Elle lui montra de l’intérêt, de l’abandon, de la curiosité, de la faiblesse. Il rougit, pâlit et de nouveau, se leva.
Alors, pour le retenir, elle le regarda avec des yeux dont le gris devenait trouble et noyé, et, la poitrine haletante, ne parla plus. Vaincu, éperdu, anéanti, il tomba à ses pieds; puis, ayant une fois encore tiré sa montre, bondit et jura effroyablement:
— B…! quatre heures moins cinq! il n’est que temps de filer.
Et aussitôt il sauta dans l’escalier.
Depuis lors elle eut pour lui une certaine estime.
Chapitre IV
Le mariage d’un homme politique
Elle ne l’aimait guère, mais elle voulait bien qu’il l’aimât. Elle était d’ailleurs très réservée avec lui, non pas seulement à cause de son peu d’inclination: car, parmi les choses de l’amour il en est qu’on fait avec indifférence, par distraction, par instinct de femme, par usage et esprit traditionnel, pour essayer son pouvoir et pour la satisfaction d’en découvrir les effets. La raison de sa prudence, c’est qu’elle le savait très «mufle», capable de prendre avantage sur elle de ses familiarités et de les lui reprocher ensuite grossièrement si elle ne les continuait pas.
Comme il était, par profession, anticlérical et libre penseur, elle jugeait bon d’affecter devant lui des façons dévotes, de se montrer avec des paroissiens reliés en maroquin rouge, de grand format, tels que les Quinzaine de Pâques de la reine Marie Leczinska et de la dauphine Marie-Josèphe; et elle lui mettait constamment sous les yeux les souscriptions qu’elle recueillait en vue d’assurer le culte national de sainte Orberose. Éveline n’agissait point ainsi pour le taquiner, par espièglerie ni par esprit contrariant, ni même par snobisme, quoi qu’elle en eût bien une pointe; elle s’affirmait de cette manière, s’imprimait un caractère, se grandissait et, pour exciter le courage du député, s’enveloppait de religion, comme Brunhild, pour attirer Sigurd, s’entourait de flammes. Son audace réussit. Il la trouvait plus belle de la sorte. Le cléricalisme, à ses yeux, était une élégance.
Réélu à une énorme majorité, Cérès entra dans une Chambre qui se montrait plus portée à gauche, plus avancée que la précédente et, semblait-il, plus ardente aux réformes. S’étant tout de suite aperçu qu’un si grand zèle cachait la peur du changement et un sincère désir de ne rien faire, il se promit de suivre une politique qui répondît à ces aspirations. Dès le début de la session, il prononça un grand discours, habilement conçu et bien ordonné, sur cette idée que toute réforme doit être longtemps différée; il se montra chaleureux, bouillant même, ayant pour principe que l’orateur doit recommander la modération avec une extrême véhémence. Il fut acclamé par l’assemblée entière. Dans la tribune présidentielle, les dames Clarence l’écoutaient; Éveline tressaillait malgré elle au bruit solennel des applaudissements. Sur la même banquette, la belle madame Pensée frissonnait aux vibrations de cette voix mâle.
Aussitôt descendu de la tribune, Hippolyle Cérès, sans prendre le temps de changer de chemise, alors que les mains battaient encore et qu’on demandait l’affichage, alla saluer les dames Clarence dans leur tribune. Éveline lui trouva la beauté du succès et, tandis que, penché sur ces dames, il recevait leurs compliments d’un air modeste, relevé d’un grain de fatuité, en s’épongeant le cou avec son mouchoir, la jeune fille, jetant un regard de côté sur madame Pensée, la vit qui respirait avec ivresse la sueur du héros, haletante, les paupières lourdes, la tête renversée, prête à défaillir. Aussitôt Éveline sourit tendrement à M. Cérès.
Le discours du député d’Alca eut un grand retentissement. Dans les «sphères» politiques il fut jugé très habile. «Nous venons d’entendre enfin un langage honnête», écrivait le grand journal modéré. «C’est tout un programme!» disait-on à la Chambre. On s’accordait à y reconnaître un énorme talent.
Hippolyte Cérès s’imposait maintenant comme chef aux radicaux, socialistes, anticléricaux, qui le nommèrent président de leur groupe, le plus considérable de la Chambre. Il se trouvait désigné pour un portefeuille dans la prochaine combinaison ministérielle.
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