Je m’entendais tout à fait bien avec les pigeons, ils me rappelaient un peu Jonkind… Je leur ai appris à faire des tours… Comme ça à force de me connaître… Bien sûr, ils me mangeaient dans la main… mais j’obtenais beaucoup plus fort, qu’ils tiennent tous les douze ensemble perchés sur le manche du balai… J’arrivais ainsi, sans qu’ils bougent, sans qu’un seul veuille s’envoler, à les descendre… et les remonter du magasin… C’était vraiment des sédentaires. Au moment de les foutre dans le panier quand il fallait bien qu’on démarre ils devenaient horriblement tristes. Ils roucoulaient plus du tout. Ils rentraient la tête dans les plumes. Ils trouvaient ça abominable.
Deux mois ont passé encore… Peu à peu comme ça Courtial il s’est mis bien en confiance. Il était maintenant persuadé qu’on était faits pour s’entendre… Je présentais bien des avantages, j’étais pas très difficile sur la nourriture ni sur la rétribution ni sur les heures de boulot… Je récriminais pas chouia !… Pourvu que je soye libre le soir, qu’après sept heures on me foute la paix, je me considérais bien servi…
À partir de la minute où il barrait prendre son train je devenais moi le seul patron du bastringue et du journal… J’éliminais les inventeurs… Je leur donnais la bonne parole et puis je m’élançais en croisière, souvent vers la rue Rambuteau, avec la carriole au cul, pour le départ des « Messageries », une pleine brouette de « cancans ». Au début de la semaine, j’avais toute la morasse à reprendre, les typos, le clichage, les gravures. Ça faisait en plus des pigeons, du Zélé , des maintes autres bricoles, un manège qui n’arrêtait pas… Lui, il remontait vers son bled. Il avait là-bas, qu’il me disait, du travail urgent. Hum ! La néo-agriculture !… qu’il me racontait comme ça sans rire… mais je croyais bien que c’était du bourre… Quelquefois il oubliait de revenir, il restait deux, trois jours dehors… J’étais pas inquiet pour ça… Je me détendais un peu, j’en avais besoin… Je donnais à bouffer aux oiseaux là-haut dans les combles, et puis j’accrochais ma pancarte : « C’est fermé pour aujourd’hui » en plein milieu de la vitrine… J’allais m’installer peinard sur un banc dessous les arbres, à proximité… De là je surveillais la cambuse, les allées et venues… Je regardais venir le monde, toujours la même bande de cloches, les mêmes maniaques, les mêmes tronches d’hagards, la horde des râleux, des abonnés récalcitrants… Ils se cognaient dans l’inscription. Ils saccageaient le bec-de-cane, ils se barraient, j’étais bien content.
Quand il revenait de sa bordée, l’autre polichinelle, il avait une drôle de mine… Il me regardait curieusement pour voir si je me gourais pas…
« J’ai été retenu, tu sais, l’expérience était pas au point… Je croyais jamais en sortir !…
— Ah ! Ça c’est dommage, que je faisais… J’espère que vous êtes content ?… »
Peu à peu, de fil en aiguille, il m’en a dit davantage, encore un peu plus tous les jours, il m’a donné tous les détails sur tous les débuts de son business. Y en avait des pas ordinaires ! Des trucs à se faire bien étendre. Comment ça s’était goupillé, et puis tous les aléas, les condés les plus périlleux, les petites ristournes en profondeur… Enfin, il m’a bien affranchi, ce qui devient tout à fait rare, si on songe un petit instant à son caractère saligaud, à ses méfiances innombrables, à ses déboires calamiteux… C’était pas un homme qu’aimait se plaindre… Il en avait eu des échecs et des contredanses ! À pas croire vraiment !… C’était pas toujours la pause, le trafic, la copinerie des inventeurs !… Il faut pas confondre Chacals ! Chacos !… et petites saucisses !… Ah ! non ! Y en avait parmi, de temps en temps, qu’étaient des véritables sauvages, absolument diaboliques, qui ressautaient comme des mélinites dès qu’ils se sentaient enveloppés… Évidemment pourtant bien sûr on peut pas contenter tout le monde ! Le diable et son train ! Ça serait trop commode ! J’en savais moi-même quelque chose !… Il me donnait à ce propos-là un exemple de malignité qu’était vraiment terrifique. Jusqu’où ça pouvait conduire…
En 1884, il avait reçu commande par les éditeurs de L’Époque Beaupoil et Brandon, Quai des Ursulines, d’un manuel d’instruction publique destiné au second programme des Écoles Préliminaires… Un travail forcément succinct, mais fignolé cependant, élémentaire certes, mais compact ! Spécifiquement condensé… L’Astronomie domestique s’intitulait cet opuscule et puis par la même occasion : Gravitation. Pesanteur. Explications pour les Familles . Il se précipite donc au boulot… Il s’y colle séance tenante… Il aurait pu se contenter de livrer à la date convenue un petit ouvrage en bref, expédié à la va-je-te-pousse ! à coups d’emprunts malencontreux dans les « Revues » étrangères… Des citations momentanées… mal tronquées ! Perverties ! Hâtives ! et bâtir six, quatre ! deux ! une nouvelle cosmogonie encore mille fois plus miteuse que toutes les autres miniatures, entièrement fausse et sans raison… Complètement inutilisable ! Courtial, on le savait d’avance, ne mangeait pas de ce pain-là. C’était une conscience ! Son souci majeur, avant tout, avant de se mettre à l’ouvrage, c’était des résultats tangibles… Il voulait que son lecteur en personne lui-même se forme sa propre conviction, par ses propres expériences… quant aux choses les plus relatives, des astres et de la pesanteur… Qu’il découvre lui-même les lois… Il voulait ainsi l’obliger ce lecteur, toujours fainéasson, à des entreprises très pratiques et point seulement le contenter par une ritournelle de flatteries… Il avait ajouté au livre un petit guide de construction pour le « Télescope Familial »… Quelques carrés de cartonnage fournissaient la chambre noire… Un jeu de miroirs pacotille… un objectif ordinaire… Quelques fils plombés… un tube d’emballage… On s’en tirait en suivant strictement les clauses pour dix-sept francs soixante-douze (devis au carat)… Pour ce prix (en plus de ce passionnant et si instructif montage) on devait obtenir chez soi, non seulement une vue directe des principales constellations, mais encore des photographies de la plupart des grands astres de notre zénith… « Toutes les observations sidérales à la portée des familles »… C’était la formule… Plus de vingt-cinq mille lecteurs, dès la parution du manuel, se mirent sans désemparer à la construction de l’objet, le merveilleux appareil photosidéral miniature…
Je l’entends encore des Pereires, me raconter avec détails tous les malheurs qui s’ensuivirent… L’effroyable méprise des Autorités compétentes… leur partialité abjecte… Combien ce fut tout ça pénible, infect, écœurant… Combien de libelles il avait reçus. Menaces… Défis… Mille missives comminatoires… Des sommations juridiques… Comme il avait dû s’enfermer, se calfeutrer dans son garno !… Il demeurait alors rue Monge… Et puis traqué de plus en plus, s’enfuir jusqu’à Montretout, tellement qu’ils étaient les voyeurs, rageurs, vicieux, insatiables, déçus par la Télescopie… le drame avait duré six mois… et c’était pas encore fini !… Certains amateurs rancuneux, encore plus poisseux que les autres ils profitaient du dimanche… Ils arrivaient à Montretout escortés de toutes leurs familles pour botter les fesses du patron… Il n’avait pu recevoir personne pendant presque un an… L’affaire « photosidérale » c’était qu’un petit exemple parmi beaucoup d’autres ! de ce qui pouvait jaillir du profond des masses dès qu’on tentait de les éduquer, de les élever, de les affranchir…
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