Je répondais pas à ces mots-là… Il s’engageait dans l’ouverture. Il descendait deux, trois échelons… Il attendait un petit instant, il me déclarait encore…
« Tu n’es pas mauvais, Ferdinand… ton père s’est trompé sur ton compte. Tu n’es pas mauvais… T’es informe ! informe voilà !… proto-plas-mique ! De quel mois es-tu, Ferdinand ! En quel mois naquis-tu veux-je dire !… Février ? Septembre ? Mars ?
— Février, Maître !…
— Je l’aurais parié cent sous ! Février ! Saturne ! Que veux-tu devenir ! Pauvre nigousse ! Mais c’est insensé ! Enfin baisse la trappe ! Quand je serai complètement descendu ! Tout à fait en bas, tu m’entends ! Pas avant surtout ! Que je me casse pas les deux guisots ! C’est une échelle en rillette ! elle flanche du milieu !… Je dois toujours la réparer ! Amène !… » Il gueulait encore du tréfonds de la cave… « Et surtout pas d’importuns ! Pas d’emmerdeurs ! Pas d’ivrognes ! T’entends, je n’y suis pour personne ! Je m’isole ! Je m’isole absolument !… Je resterai peut-être parti deux heures… peut-être deux jours !… Mais je veux pas qu’on me dérange ! Ne t’inquiète pas ! Peut-être que je remonterai jamais ! Tu n’en sais rien ! s’ils te le demandent !… En méditation complète ?… T’as saisi ?…
— Oui, Maître !
— Totale ! Exhaustive ! Ferdinand ! Retraite exhaustive !…
— Oui, Maître… »
Je renvoyais le truc à pleine volée avec une explosion de poussière ! Ça tonnait comme un canon… Je poussais les journaux sur la trappe, c’était entièrement camouflé… on voyait plus l’ouverture… Je montais nourrir les pigeons… Je restais là-haut un bon moment… Quand je redescendais, s’il était encore dans le trou, je me demandais toujours quand même si il était rien arrivé !… J’attendais encore un peu !… Une demi-heure… trois quarts d’heure… et puis je commençais à trouver que la comédie suffisait… Je soulevais alors un peu le battant et je regardais dans l’intérieur… Si je le voyais pas, je faisais du raffut !… Je sonnais le battant contre les planches… Il était forcé de répondre… Ça le faisait ressortir du néant… Il roupillait presque toujours à l’abri du vasistas dans les replis du Zélé dans la grande soie, les gros bouillons… Il fallait aussi que j’y travaille… Je le faisais décaniller… Il remontait au niveau du sol… Il rapparaissait… Il se frottait les châsses… Il retapait sa redingote… Il se retrouvait tout étourdi dans la boutique…
« Je suis ébloui, Ferdinand ! C’est beau… C’est beau… C’est féerique ! »
Il était pâteux, il était plus très bavard, il était calmé… Il faisait comme ça avec sa langue : « Bdia ! Bdia ! Bdia ! »… Il sortait du magasin… Il vacillait d’avoir dormi. Il s’en allait comme un crabe dans la diagonale… Cap : le pavillon de la Régence !… Le café, le genre volière en faïence, à jolis trumeaux, qu’était encore à l’époque au milieu du parterre moisi… Il se laissait choir au plus proche… sur le guéridon près de la porte… Moi, de la boutique je l’observais bien… Il se tapait d’abord sa verte… C’était facile de le bigler… Toujours nous avions en vitrine le fort joli télescope… L’exemplaire du grand concours… Il faisait peut-être pas voir Saturne, mais on voyait bien des Pereires comment qu’il sucrait sa « purée ». Après ça c’était « l’oxygène » et puis encore un vermouth… On distinguait bien les couleurs… Et juste avant de prendre son dur le fameux grog le « der des der ».
Après son terrible accident, Courtial avait fait le vœu, absolument solennel, de ne plus jamais, à aucun prix, reprendre le volant dans une course… C’était fini ! Terminé ! Il avait tenu sa promesse… Et même encore vingt ans plus tard il fallait presque qu’on le supplie pour qu’il se décide à conduire au cours d’inoffensives promenades… ou bien en certaines circonstances pour d’anodines démonstrations. Il était beaucoup plus tranquille dans son sphérique en plein vent…
Toute son œuvre sur la « mécanique » tenait dans les livres… Il publiait d’ailleurs toujours bon ou mal an deux traités (avec les figures) sur l’évolution des moteurs et deux manuels avec planches.
L’un de ces petits opuscules avait été à l’origine de très virulentes controverses et même de quelque scandale ! Nullement par sa faute au surplus ! Le fait, c’est notoire, de quelques aigrefins véreux ayant travesti sa pensée dans un but de lucre imbécile ! Pas du tout dans sa manière ! Voici le titre dans tous les cas :
« L’AUTOMOBILE SUR MESURE POUR 322 FRANCS 25. Guide de construction intégrale. Manufacture entière chez soi. Quatre places, deux strapontins, tonneau d’osier, 22 kilomètres à l’heure, 7 vitesses et 2 marches arrière. » Rien que des pièces détachées ! achetées n’importe où ! assemblées au goût du client ! selon sa personnalité ! selon la vogue et la saison ! Ce petit traité fit fureur… entre les années 1902–1905… Ce manuel, c’était un progrès, contenait non seulement les plans, mais encore toutes les épures au deux cent millième ! Photos, références, profils… tous impeccables et garantis.
Il s’agissait de lutter, sans perdre une seconde, contre le péril naissant des fabrications « en série ». Des Pereires malgré son culte du progrès certain exécrait, depuis toujours, toute la production standard… Il s’en montra dès le début l’adversaire irréductible… Il en présageait l’inéluctable amoindrissement des personnalités humaines par la mort de l’artisanat…
À l’époque de cette bataille pour l’automobile sur mesure, Courtial était déjà presque célèbre dans le milieu des novateurs pour ses recherches originales, extrêmement audacieuses sur le « Chalet Polyvalent », la demeure souple, extensible, adaptable à toutes les familles ! sous tous les climats !… « La maison pour soi » absolument démontable, basculable (transportable évidemment), rétrécissable, abrégeable instantanément d’une ou deux pièces à volonté, selon les besoins permanents, passagers, enfants, invités, vacances, modifiable à la minute même… selon toutes les exigences, les goûts de chacun… « Une maison vieille, c’est celle qui ne bouge plus !… Achetez jeune ! Faites souple ! Ne bâtissez pas ! Montez ! Bâtir c’est la mort ! On ne bâtit bien que des tombes ! Achetez vivant ! Demeurez vivants ! Le “ Chalet Polyvalent ” marche avec la vie !… »
Tel était le ton, l’allure du manifeste rédigé tout par lui-même, à la veille de l’Exposition : L’Avenir de l’Architecture au mois de juin 98 dans la Galerie des Machines. Son opuscule de la construction ménagère avait provoqué presque immédiatement un extraordinaire émoi chez les futurs retraités, les pères de famille à revenus minimes, chez les fiancés sans abri et les fonctionnaires coloniaux. On le harcelait de demandes, des quatre coins de la France, de l’Étranger, des Dominions… Son chalet, tel quel, entièrement debout, toit mobile, 2492 clous, 3 portes, 24 travées, 5 fenêtres, 42 charnières, cloisons en bois ou tarlatane, suivant la saison, fut primé « hors classe » imbattable… Il s’érigeait à la dimension désirée avec l’aide de deux compagnons et sur n’importe quel terrain en 17 minutes, 4 secondes !… L’usure était insignifiante… la durée donc illimitée !… « Seule, la résistance est ruineuse ! Il faut qu’une maison entière joue, ruse comme un véritable organisme ! flotte ! s’efface même dans les remous du vent ! dans la tempête et la bourrasque, dans les paroxysmes orageux ! Dès qu’on l’oppose, inqualifiable sottise ! aux déchaînements naturels c’est le désastre qui s’ensuit !… Qu’exiger de la structure ? la plus massive ? la plus galvanique ? la mieux cimentée ? Qu’elle défie les éléments ? Folie suprême ! Elle sera c’est bien fatal, un jour ou l’autre bouleversée, complètement anéantie ! Il n’est, pour s’en convaincre un peu, que de parcourir l’une de nos si belles et si fertiles campagnes ! Notre magnifique territoire ! n’est-il point jonché, du Nord au Midi, de ruines mélancoliques ! d’autrefois fières demeures ! Altiers manoirs ! parure de nos sillons, qu’êtes-vous devenus ? Poussières ! »
Читать дальше