— Alors pourquoi on a fait ça ? s’insurgea le vieux pilote.
— Fait quoi ?
— Se lier ! On n’aurait jamais dû se lier autant ! Et on n’aurait pas dû se retrouver après Beaulieu… Tout est de ma faute… Ah ! Dieu ! Dans ma solitude, à Londres, comme j’avais hâte de vous retrouver, comme vous m’avez tous manqué. Mais pourquoi nous ai-je tous réunis ? Je suis le pire des égoïstes ! Que je sois maudit !
— Tu nous as aussi manqué, Stan. On est amis, et les amis se manquent. D’ailleurs, on est plus que des amis. On se connaît depuis un an et demi à peine, mais on se connaît comme personne. On a vécu ensemble ce qu’on ne vivra jamais avec d’autres probablement.
Stanislas gémit, effondré.
— On est pire que des amis : on est une famille !
— Il n’y a pas de mal, Stan.
— Vous auriez dû passer votre permission dans un appartement de transit, à boire et à consommer des putains. Pas à vivre la vraie vie, pas à faire comme s’il n’y avait pas de guerre, pas à faire comme si nous étions des Hommes ! Ne l’as-tu pas compris ? Nous ne sommes pas des Hommes !
Les deux hommes se dévisagèrent longuement. Une affreuse bruine se mit à tomber. Stanislas s’assit par terre, à même le petit chemin pavé qui menait du trottoir à l’immeuble. Pal s’assit à côté de lui.
— Vous ne reviendrez pas tous, dit Stanislas. Vous ne reviendrez pas tous, et moi je vais rester ici, sur mon sale cul d’infirme. Vous ne reviendrez pas tous. C’est un miracle d’avoir pu être tous réunis en décembre… Il y a sans cesse des morts !
— Denis, c’est ça ?
— Peut-être. Je l’ignore. Nous n’avons plus de nouvelles de lui. Vous ne reviendrez pas tous, Pal. Tu comprends ? Tu comprends ? Ces visages qu’on a vus ce soir, Key, Claude, Laura, toi… vous ne reviendrez pas tous ! Alors que dois-je faire, moi ? Ne rien vous dire ? Vous enfermer dans une cave ? Vous supplier de vous enfuir, de partir en Amérique et de ne plus jamais revenir.
— Tu n’es pas responsable de nous.
— Mais qui est responsable de vous, alors ? Vous êtes pour la plupart des gamins. Je pourrais être votre père à tous. Qu’allez-vous devenir ? Des morts ? Mourir, ce n’est pas un avenir ! Je vous ai vus à Wanborough, le premier jour : des enfants, vous étiez des enfants ! Et j’ai été épouvanté. Des enfants ! Des enfants ! Et puis je vous ai vus grandir, devenir des Hommes formidables. Fiers, courageux, valeureux. Mais à quel prix ? Celui des écoles de la guerre. Vous étiez des enfants, vous êtes devenus des Hommes, mais vous l’êtes devenus en apprenant à tuer.
Et Stanislas, serrant les poings de rage et de désarroi, étreignit Pal. Et le garçon, pour le réconforter, passa sa main dans ses cheveux blancs. « Si j’avais eu un fils , lui murmura Stan, si j’avais eu un fils, j’aurais voulu que ce soit toi. » Et il sanglota. Sa seule certitude est qu’il vivrait, lui qui ne pouvait plus aller se battre. Il vivrait des années encore, des dizaines d’années, il vivrait dans la honte des épargnés, et il verrait la terrible marche du monde. Mais bien qu’ignorant ce qu’il adviendrait de l’Humanité, il pouvait être serein, car il les avait rencontrés, Key, Faron, Gros, Claude, Laura, Pal : il les avait côtoyés, ceux qui étaient peut-être les derniers des Hommes, et il n’oublierait jamais. Bénis soient-ils, bénie soit la mémoire de ceux qui ne reviendraient jamais. C’étaient leurs derniers jours. Des jours de deuil. Chez lui, les miroirs masqués, il s’assiérait par terre, il déchirerait ses chemises, et il ne mangerait plus. Il n’existerait plus. Il ne serait plus rien.
— On s’en est bien tiré jusque-là, murmura Pal. Ne pas désespérer, ne pas désespérer.
— Tu ne sais rien.
— Je ne sais rien de quoi ?
— Gros.
— Quoi Gros ?
— Durant sa seconde mission, Gros a été capturé par la Gestapo.
— Quoi ?
Le cœur du fils palpita douloureusement.
— Torturé.
Pal gémit en pensant à Gros.
— Je n’en savais rien.
— Personne ne sait. Gros ne le raconte pas.
Il y eut soudain un silence pendant lequel Pal supplia le Seigneur de ne jamais recommencer une telle atrocité. Pitié, Seigneur, pas Gros, pas Gros, pas le bon Gros. Que le Seigneur épargne Gros et prenne sa vie à lui, le fils mauvais, le fils indigne, celui qui a abandonné son père.
— Et que s’est-il passé ? demanda ensuite Pal.
— Ils l’ont libéré. Figure-toi que ce con a réussi à les berner et à les persuader qu’il n’avait rien à se reprocher. Ils l’ont libéré, plates excuses et tout ça, et lui en a profité pour voler des documents dans les bureaux de la Kommandantur.
Pal rit.
— Ah, le con !
Ils se sourirent un instant. Mais bientôt le soleil ne se lèverait plus comme avant ; ils redevinrent graves.
— Et il va repartir ?
— Pour le moment, le bureau de sécurité n’a pas donné son aval.
Gros, caché, avait fermé les yeux, se rappelant la souffrance. Oui, il avait été arrêté. La Gestapo. Il avait reçu des coups mais il avait tenu bon ; il était parvenu à les convaincre qu’il n’avait rien à se reprocher, et il avait finalement été libéré. À son retour à Londres, il l’avait évidemment mentionné dans son rapport, mais il ne l’avait dit à personne de ses amis. Sauf à Stanislas, qui l’avait appris à Portman Square. Pourquoi Stanislas avait-il tout raconté à Pal ? Il en éprouvait tant de honte ! Honte d’avoir été pris, honte d’avoir été battu sauvagement pendant des heures. Et il ne se trouvait pas courageux pour autant ; s’il n’avait rien dit pendant les interrogatoires, s’il n’avait pas craqué pour que cesse l’horreur, ce n’avait pas été par courage, mais parce que s’il avait parlé, il aurait été certainement condamné à mort ensuite. La décapitation. Ils faisaient ça, les Allemands. Et il avait songé que, s’il mourait, il ne reverrait pas Melinda, et il ne connaîtrait alors jamais l’amour. Aucune femme ne lui avait jamais dit qu’elle l’aimait. Il ne voulait pas mourir sans avoir connu l’amour. Ç’aurait été mourir sans avoir vécu. Et dans le sous-sol terrifiant de la Kommandantur, il était parvenu à rester tellement muet qu’ils l’avaient libéré.
Lorsque Pal et Stanislas retournèrent dans l’immeuble, Gros s’agenouilla derrière son buisson et supplia Dieu qu’on ne le batte plus jamais.
*
La peur envahit peu à peu les stagiaires à mesure qu’approchait leur départ. Ils furent convoqués à Portman Square où ils reçurent les instructions de leur mission. Bientôt aurait lieu le ballet vers les maisons de transit des environs de l’aérodrome de Tempsford. Et tous s’efforcèrent de profiter pleinement des derniers jours. Laura et Pal sortaient tous les soirs : ils allaient dîner, puis au spectacle ou au cinéma. Ils rentraient tard à l’appartement de Bloomsbury, souvent à pied malgré le froid de février, main dans la main. Key et Claude dormaient déjà ; Gros, dans la cuisine, exerçait son anglais. Dans leur chambre, Laura et Pal s’efforçaient de rester des amants discrets. Aux premières heures de l’aube, Laura rentrait à Chelsea.
La menace planait : le retour en France, le retour parmi les pères. La menace d’exister. Faron, nerveux, se montrait de plus en plus imbuvable. Durant l’un des derniers soirs, qu’ils passèrent tous ensemble à l’appartement de Bloomsbury, il se moqua copieusement de tout le monde. Après qu’une altercation eut été évitée de justesse avec Key, le colosse partit dans la cuisine pour échapper aux remarques qui fusaient à son encontre. Claude lui emboîta le pas. Étrangement, Claude était le seul pour qui Faron avait du respect, presque de la crainte. Peut-être parce qu’au fond, tous le considéraient comme le bras de Dieu. Et dans la cuisine, le curé le vilipenda.
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