Jenny réapparut avec une autre robe.
— Trop habillée ! aboya Tamara. Tu dois être chic mais décontractée !
Robert Quinn profita que l’attention de sa femme fût détournée pour s’installer dans son fauteuil préféré et se servir un verre de scotch.
— Interdiction de t’asseoir ! cria Tamara. Tu vas tout salir. Tu sais combien d’heures j’ai passé à tout nettoyer ? File te changer, plutôt.
— Me changer ?
— Va mettre un costume, on ne reçoit pas Harry Quebert en pantoufles !
— Tu as sorti la bouteille de champagne que nous gardions pour une grande occasion ?
— C’est une grande occasion ! Tu ne veux pas que notre fille fasse un bon mariage ? Va vite te changer, au lieu d’ergoter. Il va bientôt arriver.
Tamara escorta son mari jusqu’aux escaliers pour être sûre qu’il obéisse. À cet instant, Jenny redescendit en larmes, en petite culotte et seins nus, expliquant entre deux sanglots qu’elle allait tout annuler parce que c’était trop pour elle. Robert en profita pour gémir à son tour qu’il voulait lire son journal et pas devoir faire des grandes discussions avec ce grand écrivain et que, de toute façon, il ne lisait jamais de livre parce que ça l’endormait et qu’il ne saurait pas quoi lui dire. Il était dix-sept heures cinquante, soit dix minutes avant l’heure du rendez-vous. Ils étaient tous les trois dans le hall d’entrée, en train de se disputer, lorsque soudain la sonnette retentit. Tamara crut avoir une crise cardiaque. Il était là. Le grand écrivain était en avance.
On venait de sonner. Harry se dirigea vers la porte. Il portait un costume en lin et un chapeau léger : il s’apprêtait à partir pour aller chercher Jenny. Il ouvrit ; c’était Nola.
— Nola ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
— On dit bonjour. Les gens polis se disent bonjour lorsqu’ils se voient, et non pas que fais-tu ici ?
Il sourit :
— Bonjour, Nola. Excuse-moi, je ne m’attendais simplement pas à te voir.
— Que se passe-t-il, Harry ? Je n’ai plus de vos nouvelles depuis notre journée à Rockland. Pas de nouvelles de toute la semaine ! Ai-je été méchante ? Ou désagréable ? Oh, Harry, j’ai tellement aimé notre journée à Rockland. C’était magique !
— Je ne suis pas du tout fâché, Nola. Et moi aussi j’ai beaucoup aimé notre journée à Rockland.
— Mais alors pourquoi ne m’avez-vous pas donné signe de vie ?
— C’est à cause de mon livre. J’ai eu beaucoup de travail.
— J’aimerais être tous les jours avec vous, Harry. Toute la vie.
— Tu es un ange, Nola.
— Nous le pouvons désormais. Je n’ai plus école.
— Comment ça, tu n’as plus école ?
— L’école est terminée, Harry. Ce sont les vacances. Vous ne le saviez pas ?
— Non.
Elle eut une mine enjouée :
— Ce serait formidable, non ? J’ai réfléchi et je me suis dit que je pourrais m’occuper de vous, ici. Vous seriez mieux pour travailler dans cette maison plutôt que dans l’agitation du Clark’s. Vous pourriez écrire sur votre terrasse. Je trouve que l’océan est tellement beau, je suis sûre qu’il vous inspirerait ! Et moi, je veillerais à votre confort. Je promets de bien m’occuper de vous, d’y mettre tout mon cœur, de faire de vous un homme heureux ! S’il vous plaît, laissez-moi faire de vous un homme heureux, Harry.
Il remarqua qu’elle avait apporté un panier avec elle.
— C’est un pique-nique, dit-elle. Pour nous, ce soir. J’ai même une bouteille de vin. Je me disais que nous pourrions faire un pique-nique sur la plage, ce serait si romantique.
Il ne voulait pas de pique-nique romantique, il ne voulait pas être près d’elle, il ne voulait pas d’elle : il devait l’oublier. Il regrettait leur samedi à Rockland : il était parti dans un autre État avec une fille de quinze ans, à l’insu de ses parents. Si la police les avait arrêtés, on aurait même pu penser qu’il l’avait enlevée. Cette fille allait le perdre, il devait l’écarter de sa vie.
— Je ne peux pas, Nola, dit-il simplement.
Elle eut un air très déçu.
— Pourquoi ?
Il devait lui dire qu’il avait rendez-vous avec une autre femme. Ce serait difficile à entendre, mais elle devait comprendre que leur histoire était une histoire impossible. Pourtant, il ne put s’y résoudre et mentit, encore une fois :
— Je dois aller à Concord. Voir mon éditeur qui s’y trouve pour la fête du 4 juillet. Ça va être très ennuyeux. J’aurais préféré faire quelque chose avec toi.
— Je peux venir avec vous ?
— Non. Je veux dire : tu t’y ennuierais.
— Je vous trouve très beau avec cette chemise, Harry.
— Merci.
— Harry… Je suis amoureuse de vous. Depuis ce jour de pluie où je vous ai vu sur la plage, je suis folle amoureuse de vous. J’aimerais être avec vous jusqu’à la fin de ma vie !
— Arrête, Nola. Ne dis pas ça.
— Pourquoi ? C’est la vérité ! Je ne supporte pas de ne pas passer ne serait-ce qu’un jour sans être à vos côtés ! Chaque fois que je vous vois, j’ai l’impression que ma vie est plus belle ! Mais vous, vous me détestez, hein ?
— Mais non ! Bien sûr que non !
— Je le sais bien que vous me trouvez laide. Et qu’à Rockland, vous m’avez certainement trouvée ennuyeuse. C’est pour ça que vous ne m’avez pas donné de vos nouvelles. Vous pensez que je suis une petite laideronne sotte et ennuyeuse.
— Ne dis pas de bêtises. Allez, viens, je te ramène chez toi.
— Dites-moi Nola chérie… Dites-le moi encore.
— Je ne peux pas, Nola.
— S’il vous plaît !
— Je ne peux pas. Ces mots sont interdits !
— Mais pourquoi ? Pourquoi, au nom du Ciel ? Pourquoi ne pourrions-nous pas nous aimer si nous nous aimons ?
Il répéta :
— Viens, Nola. Je vais te reconduire chez toi.
— Mais, Harry, pourquoi vivre si nous n’avons pas le droit d’aimer ?
Il ne répondit rien et l’entraîna vers la Chevrolet noire. Elle pleurait.
Ce n’était pas Harry Quebert qui avait sonné, mais Amy Pratt, la femme du chef de la police d’Aurora. Elle faisait du porte-à-porte en sa qualité d’organisatrice du bal de l’été, l’un des événements les plus importants de la ville, qui se tenait, cette année, le samedi 19 juillet. Au moment où la sonnette avait retenti, Tamara avait expédié sa fille à moitié nue et son mari à l’étage, avant de constater avec soulagement que ce n’était pas leur célèbre visiteur qui se tenait derrière la porte, mais Amy Pratt, venue vendre des tickets pour la tombola du soir du bal. Cette année, le premier prix était une semaine de vacances dans un magnifique hôtel de l’île de Martha’s Vineyard, dans le Massachusetts, là où de nombreuses vedettes passaient leurs vacances. À l’annonce du premier prix, Tamara eut les yeux qui brillèrent : elle acheta deux carnets de tickets puis, bien que la bienséance eût voulu qu’elle offrît une orangeade à sa visiteuse — qui était par ailleurs une femme qu’elle appréciait —, elle la mit à la porte sans état d’âme parce qu’il était à présent dix-sept heures cinquante-cinq. Jenny, qui s’était calmée, redescendit dans une petite robe d’été verte qui lui allait à ravir, suivie de son père qui avait mis un costume trois pièces.
— Ce n’était pas Harry mais Amy Pratt, déclara Tamara d’un ton blasé. Je savais bien que ce n’était pas lui. Si vous vous étiez vus détaler comme des lapins. Ha ! Moi je savais bien que ce n’était pas lui, parce qu’il est quelqu’un de chic et que les gens chic ne sont pas en avance. C’est encore plus impoli que d’être en retard. Retiens ça, Bobbo, toi qui as toujours peur d’être en retard à tes rendez-vous.
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