— Tu étais jalouse d’elle ?
Elle réfléchit un instant avant de répondre.
— Bah, aujourd’hui je peux te le dire, ça n’a plus beaucoup d’importance : oui, j’étais un peu jalouse. Les hommes la regardaient et une femme remarque ça.
— Mais elle n’avait que quinze ans…
— Elle n’avait pas l’air d’une petite fille, crois-moi. C’était une femme. Et une jolie femme.
— Tu te doutais pour elle et Harry ?
— Pas le moins du monde ! Personne, ici, ne s’est imaginé une chose pareille. Ni avec Harry, ni avec personne. Elle était une très belle fille, soit. Mais elle avait quinze ans, tout le monde le savait. Et elle était la fille du révérend Kellergan.
— Donc pas de rivalité entre vous pour Harry ?
— Non, mon Dieu !
— Et entre Harry et toi, il y a eu une histoire ?
— À peine. Nous nous sommes un peu fréquentés. Il avait beaucoup de succès auprès des femmes ici. Je veux dire, une grande vedette de New York qui débarque dans ce bled…
— Jenny, j’ai une question qui va peut-être te surprendre mais… Savais-tu qu’en arrivant ici, Harry n’était personne ? Juste un petit enseignant de lycée qui avait dépensé toutes ses économies pour louer la maison de Goose Cove.
— Quoi ? Il était pourtant déjà écrivain…
— Il avait publié un roman, mais à compte d’auteur et qui n’avait eu aucun succès. Je crois qu’il y a eu un quiproquo sur sa notoriété et qu’il en a beaucoup joué, pour être à Aurora ce qu’il aurait voulu être à New York. Et comme il a ensuite publié Les Origines du Mal qui l’ont rendu célèbre, l’illusion a été parfaite.
Elle en rit, presque amusée.
— Ça alors ! Je ne savais pas. Sacré Harry… Je me souviens de notre premier vrai rendez-vous. J’étais tellement excitée, ce jour-là. Je me rappelle de la date parce que c’était la fête nationale. Le 4 juillet 1975.
Je fis rapidement le calcul dans ma tête : le 4 juillet était quelques jours après l’escapade de Rockland. C’était le moment où Harry avait décidé de se sortir Nola de la tête. J’encourageai Jenny à poursuivre son récit :
— Parle-moi de ce 4 juillet.
Elle ferma les yeux, comme si elle y était de nouveau.
— C’était une belle journée. Harry était venu au Clark’s le jour même et il m’avait proposé d’aller ensemble voir le feu d’artifice à Concord. Il avait dit qu’il viendrait me chercher chez moi à dix-huit heures. Je finissais mon service à dix-huit heures trente en principe, mais j’avais dit que ça me convenait très bien. Et Maman m’avait laissée partir plus tôt pour aller me préparer.
*
Vendredi 4 juillet 1975
La maison de la famille Quinn, sur Norfolk Avenue, était en proie à une grande agitation. Il était dix-sept heures quarante-cinq, et Jenny n’était pas prête. Elle montait et descendait les escaliers comme une furie, en sous-vêtements, avec, à chaque fois, une robe différente à la main.
— Et celle-là, Maman, qu’est-ce que tu penses de celle-là ? demanda-t-elle en entrant pour la septième fois dans le salon où se tenait sa mère.
— Non, pas celle-là, jugea sévèrement Tamara, elle te fait des grosses fesses. Tu ne voudrais pas que Harry Quebert pense que tu t’empiffres ? Essaies-en une autre !
Jenny s’empressa de remonter dans sa chambre, sanglotant qu’elle était une horrible fille, qu’elle n’avait rien à se mettre et qu’elle allait rester seule et laide jusqu’à la fin de sa vie.
Tamara était très nerveuse : il fallait que sa fille soit à la hauteur. Harry Quebert, c’était une tout autre catégorie que les jeunes gens d’Aurora, elle n’avait pas droit à l’erreur. Aussitôt que sa fille l’avait avertie de son rendez-vous du soir, elle lui avait intimé l’ordre de quitter le Clark’s : c’était le coup de feu de midi, le restaurant était plein, mais elle ne voulait pas que sa Jenny reste une seconde de plus dans les odeurs de graillon qui pourraient s’incruster dans sa peau et ses cheveux. Elle devait être parfaite pour Harry. Elle l’avait envoyée chez le coiffeur, faire une manucure aussi, et elle avait nettoyé la maison de fond en comble et préparé un apéritif qu’elle considérait délicat, des fois que Harry Quebert voudrait grignoter quelque chose au passage. Sa Jenny ne s’était donc pas trompée : Harry la courtisait. Elle était très excitée, elle ne pouvait s’empêcher de penser au mariage : sa fille allait enfin être casée. Elle entendit la porte d’entrée claquer : son mari, Robert Quinn, qui travaillait comme ingénieur dans une ganterie de Concord, venait de rentrer à la maison. Elle écarquilla les yeux, horrifiée.
Robert remarqua immédiatement que le rez-de-chaussée avait été nettoyé et rangé de fond en comble. Il y avait un joli bouquet d’iris dans l’entrée et des napperons qu’il n’avait jamais vus.
— Qu’est-ce qui se passe ici, Bibichette ? demanda-t-il en entrant dans le salon où une petite table avait été dressée, avec des mignardises, des bouchées salées, une bouteille de champagne et des flûtes.
— Oh, Bobby, mon Bobbo, lui répondit Tamara agacée mais s’efforçant de rester gentille, tu tombes très mal, je n’ai pas besoin de t’avoir dans les pattes. J’avais laissé un message à la ganterie.
— Je ne l’ai pas eu. Que disait-il ?
— De ne surtout pas rentrer à la maison avant dix-neuf heures.
— Ah. Et pourquoi ça ?
— Parce que figure-toi que Harry Quebert a invité Jenny à aller voir le feu d’artifice à Concord ce soir.
— Qui est Harry Quebert ?
— Oh, Bobbo, tu dois te tenir au courant de la vie mondaine un peu ! C’est le grand écrivain qui est arrivé à la fin mai.
— Ah. Et pourquoi est-ce que je ne devais pas rentrer à la maison ?
— Ah ? Il dit « ah », celui-là. Un grand écrivain courtise notre fille et toi tu dis « ah ». Eh bien justement : je ne voulais pas que tu rentres parce que tu ne sais pas avoir des conversations chic. Figure-toi que Harry Quebert n’est pas une petite personne : il s’est installé dans la maison de Goose Cove.
— La maison de Goose Cove ? Mazette.
— Pour toi ça fait peut-être une somme, mais louer la maison de Goose Cove, pour un type comme lui, c’est un crachat dans l’eau. C’est une vedette à New York !
— Un crachat dans l’eau ? Je ne connaissais pas cette expression.
— Oh, Bobbo, tu ne connais vraiment rien.
Robert eut une petite moue et s’approcha du petit buffet qu’avait préparé sa femme.
— Surtout, ne touche à rien, Bobbo !
— C’est quoi ces trucs ?
— Ce ne sont pas des trucs. C’est un apéritif délicat. C’est très chic.
— Mais tu m’avais dit qu’on était invités chez les voisins pour manger des hamburgers ce soir ! On va toujours manger des hamburgers chez les voisins le 4 juillet !
— Oui, nous irons. Mais plus tard ! Et surtout ne te mets pas à raconter à Harry Quebert que nous mangeons des hamburgers comme des gens simples !
— Mais nous sommes des gens simples. J’aime les hamburgers. Toi-même tu tiens un restaurant de hamburgers.
— Tu ne comprends vraiment rien, Bobbo ! Ce n’est pas pareil. Et moi, j’ai de grands projets.
— Je ne savais pas. Tu ne m’as rien dit.
— Je ne te dis pas tout.
— Pourquoi ne me dis-tu pas tout ? Moi, je te dis tout. D’ailleurs j’ai eu mal au ventre tout l’après-midi. J’avais des gaz terribles. J’ai même dû m’enfermer dans mon bureau et me mettre à quatre pattes pour péter tant ça me faisait mal. Tu vois que je te dis tout.
— Ça suffit, Bobbo ! Tu me déconcentres !
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