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Mardi 5 août 1975
Il était dix-huit heures lorsque Robert rentra de la ganterie. Comme toujours, il gara sa vieille Chrysler dans l’allée, puis, lorsqu’il eut coupé le moteur, il ajusta son chapeau dans le rétroviseur et fit le regard que l’acteur Robert Stack faisait lorsque son personnage d’Eliot Ness à la télévision s’apprêtait à flanquer une raclée monumentale à des membres de la pègre. Il traînait souvent de la sorte dans sa voiture : il y avait longtemps qu’il n’avait plus beaucoup d’entrain à rentrer chez lui. Parfois, il faisait un détour pour retarder un peu ce moment ; parfois il s’arrêtait chez le marchand de glaces. Lorsqu’il finit par s’extirper de l’habitacle, il lui sembla percevoir une voix qui l’appelait de derrière les taillis. Il se retourna, chercha un instant autour de lui, puis remarqua Nola, dissimulée entre des rhododendrons.
— Nola ? interrogea Robert. Bonjour, mon petit, comment vas-tu ?
Elle chuchota :
— Il faut que je vous parle, Monsieur Quinn. C’est très important.
Il continua à parler à haute et intelligible voix :
— Entre donc, je vais te préparer une limonade bien fraîche.
Elle lui fit signe de parler moins fort.
— Non, dit-elle, il nous faut un endroit tranquille. Pourrions-nous monter dans votre voiture et rouler un peu ? Il y a ce vendeur de hot-dogs sur la route de Montburry, nous y serons tranquilles.
Bien que très surpris par cette requête, Robert ne la refusa pas. Il fit monter Nola dans sa voiture et ils prirent la direction de Montburry. Ils s’arrêtèrent quelques miles plus loin, devant cette baraque en planches où l’on vendait des snacks à emporter. Robert acheta une gaufre et un soda pour Nola, un hot-dog et une bière sans alcool pour lui. Ils s’installèrent à l’une des tables disposées sur l’herbe.
— Alors, mon petit ? demanda Robert en engloutissant son hot-dog. Que se passe-t-il de si grave pour que tu ne puisses même pas venir boire une bonne limonade à la maison ?
— J’ai besoin de votre aide, Monsieur Quinn. Je sais que cela va vous paraître étrange mais… Il s’est passé quelque chose aujourd’hui au Clark’s, et vous êtes la seule personne qui soit en mesure de m’aider.
Nola raconta alors la scène à laquelle elle avait assisté fortuitement environ deux heures plus tôt. Elle était allée voir Madame Quinn au Clark’s pour la paie des samedis de service qu’elle avait effectués avant sa tentative de suicide. C’est Madame Quinn elle-même qui lui avait dit de passer à sa convenance. Elle s’y était rendue sur le coup des seize heures. Elle n’y trouva que quelques clients silencieux ainsi que Jenny, occupée à ranger de la vaisselle et qui lui indiqua que sa mère était dans son bureau, sans juger bon de préciser qu’elle n’était pas seule. Le bureau était l’endroit où Tamara Quinn tenait sa comptabilité, conservait les recettes de la journée dans le coffre, s’empoignait au téléphone avec des fournisseurs en retard ou s’enfermait tout simplement sous de mauvais prétextes lorsqu’elle voulait avoir la paix. C’était une pièce étriquée, dont la porte, toujours fermée, était frappée de l’inscription PRIVÉ. On y accédait par le couloir de service situé après l’arrière-salle et qui menait également aux toilettes des employés.
En arrivant devant la porte, et alors qu’elle s’apprêtait à frapper, Nola perçut des voix. Il y avait quelqu’un dans la pièce avec Tamara. C’était une voix d’homme. Elle tendit l’oreille et perçut une bribe de discussion.
— C’est un criminel, vous comprenez ? dit Tamara. Peut-être un prédateur sexuel ! Vous devez faire quelque chose.
— Et vous êtes certaine que c’est Harry Quebert qui a écrit ce mot ?
Nola reconnut la voix du Chef Pratt.
— Sûre et certaine, répondit Tamara. Écrit de sa main. Harry Quebert a des vues sur la petite Kellergan, et il écrit des immondices pornographiques à son sujet. Vous devez faire quelque chose.
— Bon. Vous avez bien fait de m’en parler. Mais vous êtes entrée illégalement chez lui, vous avez volé ce morceau de papier. Je ne peux rien en faire pour l’instant.
— Rien en faire ? Alors quoi ? Il va falloir attendre que ce cinglé fasse du mal à la petite pour que vous agissiez ?
— Je n’ai rien dit de tel, nuança le Chef. Je vais garder Quebert à l’œil. En attendant, gardez ce papier bien à l’abri. Moi, je ne peux pas le conserver, je pourrais avoir des ennuis.
— Je le garde dans ce coffre, dit Tamara. Personne n’y a accès, il sera en sécurité. Je vous en prie, Chef, faites quelque chose, ce Quebert est une ordure criminelle ! Un criminel ! Un criminel !
— Ne vous faites pas de bile, Madame Quinn, vous allez voir ce qu’on leur fait, ici, à ce genre de types.
Nola avait entendu des pas approcher de la porte et elle s’était enfuie du restaurant sans demander son reste.
Robert fut bouleversé par le récit. Il songea : pauvre petite, apprendre que Harry écrit de drôles de cochonneries sur elle, ça avait dû lui faire un choc. Elle avait besoin de se confier et elle était venue le trouver ; il devait se montrer à la hauteur et lui expliquer la situation, lui dire que les hommes étaient de drôles de coucous, Harry Quebert en particulier, qu’elle devait surtout rester loin de lui et qu’elle prévienne la police si elle avait peur qu’il lui fasse du mal. Lui en avait-il fait, d’ailleurs ? Avait-elle besoin de confier qu’elle avait été abusée ? Saurait-il faire face à de telles révélations, lui qui, selon sa femme, n’était même pas capable de dresser la table correctement pour le dîner ? Avalant une bouchée de son hot-dog, il songea à quelques mots réconfortants qu’il pourrait prononcer, mais il n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit parce qu’au moment où il s’apprêtait à parler, elle lui déclara :
— Monsieur Quinn, il faut que vous m’aidiez à récupérer ce morceau de papier.
Et il manqua de s’étouffer avec sa saucisse.
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— Pas besoin de vous faire un dessin, Monsieur Goldman, me dit Robert Quinn dans l’arrière-salle du Clark’s. J’avais tout imaginé sauf ça : elle voulait que je mette la main sur ce satané feuillet. Vous reprendrez une bière ?
— Volontiers. La même. Dites-moi, Monsieur Quinn, cela vous dérange-t-il si je vous enregistre.
— M’enregistrer ? Je vous en prie. Pour une fois que quelqu’un s’intéresse un tant soit peu à ce que je raconte.
Il héla l’employé et lui commanda deux autres pressions ; je sortis mon enregistreur et le mis en marche.
— Donc, devant cette cabane à hot-dogs, elle vous demande de l’aide, dis-je pour relancer la conversation.
— Oui. Apparemment, ma femme était prête à tout pour anéantir Harry Quebert. Et Nola était prête à tout pour le protéger d’elle. Moi, je n’en revenais pas de la conversation que j’étais en train d’avoir. C’est là que j’ai appris qu’il se passait véritablement une histoire entre Nola et Harry. Je me rappelle qu’elle me regardait avec ses yeux pétillants et pleins d’aplomb, et moi je lui ai dit : « Quoi ? Comment ça, récupérer ce morceau de papier ? » Elle m’a répondu : « Je l’aime. Je ne lui veux pas d’ennuis. S’il a écrit ce mot, c’est à cause de ma tentative de suicide. Tout est ma faute, je n’aurais pas dû essayer de me tuer. Je l’aime, il est tout ce que j’ai, tout ce dont je pourrai jamais rêver. » Et nous avons cette conversation à propos de l’amour. « Alors, tu veux dire que toi et Harry Quebert, vous… — Nous nous aimons ! — Aimer ? Que me racontes-tu, enfin ! Tu ne peux pas l’aimer ! — Et pourquoi pas ? — Parce qu’il est trop vieux pour toi. — L’âge ne compte pas ! — Bien sûr qu’il compte ! — Eh bien, il ne devrait pas ! — C’est comme ça, les jeunes filles de ton âge n’ont rien à faire avec un type de son âge. — Je l’aime ! — Ne dis pas d’horreurs et mange ta gaufre, veux-tu ? — Mais, Monsieur Quinn, si je le perds, je perds tout ! » Je n’en croyais pas mes yeux, Monsieur Goldman : cette gamine était folle amoureuse de Harry. Et les sentiments qu’elle éprouvait étaient des sentiments que moi-même je ne connaissais pas, ou que je ne me souvenais pas avoir éprouvés pour ma propre femme. Et j’ai réalisé à cet instant, à cause de cette fille de quinze ans, que je n’avais probablement jamais connu l’amour. Que beaucoup de gens n’avaient certainement jamais connu l’amour. Qu’ils se contentaient au fond de bons sentiments, qu’ils se terraient dans le confort d’une vie minable et qu’ils passaient à côté de sensations merveilleuses, qui sont probablement les seules à justifier l’existence. Un de mes neveux, qui vit à Boston, travaille dans la finance : il gagne une montagne de dollars par mois, est marié, a trois enfants, une femme adorable et une jolie bagnole. La vie idéale, quoi. Un jour, il rentre chez lui et il dit à sa femme qu’il s’en va, qu’il a trouvé l’amour, avec une universitaire de Harvard en âge d’être sa fille, rencontrée lors d’une conférence. Tout le monde a dit qu’il avait pété un plomb, qu’il recherchait dans cette fille une seconde jeunesse, mais moi, je crois qu’il avait simplement rencontré l’amour. Des gens croient qu’ils s’aiment, alors ils se marient. Et puis, un jour, ils découvrent l’amour, sans même le vouloir, sans s’en rendre compte. Et ils se le prennent en pleine gueule. À ce moment-là, c’est comme de l’hydrogène qui entrerait au contact de l’air : ça fait une explosion phénoménale, ça ravage tout. Trente années de mariage frustré qui pètent d’un seul coup, comme si une gigantesque fosse septique portée à ébullition explosait, éclaboussant tout le monde aux alentours. La crise de la quarantaine, le démon de midi, ce sont juste des types qui comprennent la portée de l’amour trop tard, et qui en voient leur vie bouleversée.
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