— Étiez-vous à l’enterrement de Nola ? demandai-je.
— Oui.
— Comment c’était ?
— Sordide. Comme toute cette histoire. Il y avait plus de journalistes que de proches.
Nous restâmes un moment silencieux puis il demanda, pour faire la conversation :
— Comment va votre livre ?
— Ça avance. Mais je le relisais hier, et je me rends compte que j’ai quelques zones d’ombre à éclaircir. Notamment à propos de votre femme. Elle m’assure qu’elle avait en sa possession un feuillet compromettant écrit de la main de Harry Quebert et qui aurait mystérieusement disparu. Vous ne sauriez pas où est passé ce feuillet, par hasard ?
Il avala une longue gorgée de bière et prit même le temps d’avaler quelques cacahuètes avant de me répondre.
— Brûlé, me dit-il. Ce feuillet de malheur a brûlé.
— Hein ? Comment le savez-vous ? demandai-je, stupéfait.
— Parce que c’est moi qui l’ai brûlé.
— Quoi ? Mais pourquoi ? Et surtout pourquoi ne l’avez-vous jamais dit ?
Il haussa les épaules, très pragmatique.
— Parce qu’on ne me l’a jamais demandé. Ça fait trente-trois ans que ma femme me parle de ce feuillet. Elle s’égosille, elle hurle, elle dit « Mais il était là ! Dans le coffre ! Là ! Là ! » Elle n’a jamais dit : « Robert, mon chéri, aurais-tu vu ce feuillet par hasard ? » Elle ne m’a jamais demandé, donc je ne lui ai jamais répondu.
J’essayai de masquer mon étonnement pour qu’il continue à parler :
— Mais, alors ? Que s’est-il passé ?
— Tout a commencé un dimanche après-midi : ma femme a organisé une garden-party ridicule en l’honneur de Quebert, mais Quebert n’est pas venu. Folle de rage, elle a décidé d’aller le trouver chez lui. Je me souviens bien de ce jour, c’était le dimanche 13 juillet 1975. Le même jour où la petite Nola avait essayé de se suicider.
*
Dimanche 13 juillet 1975
— Robert ! Rooooobert !
Tamara entra comme une furie dans la maison, battant l’air avec une feuille de papier. Elle traversa les pièces du rez-de-chaussée jusqu’à trouver son mari qui lisait le journal dans le salon.
— Robert, sacré nom d’un chien ! Pourquoi ne me réponds-tu pas lorsque je t’appelle ? Es-tu devenu sourd ? Regarde ! Regarde ces horreurs ! Lis comme c’est dégueulasse !
Elle lui tendit le feuillet qu’elle venait de voler chez Harry, et il lut.
Ma Nola, Nola chérie, Nola d’amour. Qu’as-tu fait ? Pourquoi vouloir mourir ? Est-ce à cause de moi ? Je t’aime, je t’aime plus que tout. Ne me quitte pas. Si tu meurs, je meurs. Tout ce qui importe dans ma vie, Nola, c’est toi. Quatre lettres : N-O-L-A.
— Où as-tu trouvé ça ? demanda Robert.
— Chez ce petit fils de pute de Harry Quebert ! Ha !
— Tu es allée voler ça chez lui ?
— Je n’ai rien volé : je me suis servie ! Je le savais ! C’est une espèce de pervers dégueulasse qui fantasme sur une môme de quinze ans. Ça me donne la nausée ! J’ai envie de vomir ! J’ai envie de vomir, Bobbo, m’entends-tu ? Harry Quebert est amoureux d’une fillette ! C’est illégal ! C’est un porc ! Un porc ! Et dire qu’il passe son temps au Clark’s, c’est pour la reluquer, oui ! Il vient dans mon restaurant pour reluquer les miches d’une gosse !
Robert relut le texte plusieurs fois. Il n’y avait guère de doute possible : c’étaient bien des mots d’amour que Harry avait écrits. Des mots d’amour pour une fille de quinze ans.
— Que vas-tu faire de ça ? demanda-t-il à sa femme.
— J’en sais rien.
— Vas-tu alerter la police ?
— La police ? Non, mon Bobbo. Pas pour le moment. Je ne veux pas que tout le monde sache que ce criminel de Quebert préfère une fillette à notre merveilleuse Jenny. Où est-elle d’ailleurs ? Dans sa chambre ?
— Figure-toi que ce jeune officier de police, Travis Dawn, est venu ici peu après que tu sois partie, pour l’inviter au bal de l’été. Ils sont partis dîner à Montburry. Jenny s’est déjà trouvé un autre cavalier pour le bal, si ce n’est pas beau, ça…
— Pas beau, pas beau, mais c’est toi qui n’es pas beau, mon pauvre Bobbo ! Allez, fiche-moi le camp maintenant ! Je dois cacher cette feuille quelque part, et personne ne doit savoir où.
Bobbo s’exécuta et s’en alla finir son journal sous le porche. Mais il ne parvint pas à lire, l’esprit trop occupé par ce que sa femme avait découvert. Harry, le grand écrivain, écrivait donc des mots d’amour pour une fillette de la moitié de son âge. La gentille petite Nola. C’était très dérangeant. Devait-il prévenir Nola ? Lui dire que ce Harry était tout empli de drôles de pulsions et qu’il pouvait peut-être même être dangereux ? Ne fallait-il pas prévenir la police, afin qu’un médecin l’examine et le soigne ?
Une semaine après cet épisode eut lieu le bal de l’été. Robert et Tamara Quinn se tenaient dans un coin de la salle, à siroter un cocktail sans alcool, lorsqu’ils aperçurent Harry Quebert parmi les convives. « Regarde, Bobbo, siffla Tamara, voici le pervers ! » Ils l’observèrent longuement, tandis que Tamara poursuivait son flot d’injures que seul Robert pouvait entendre.
— Que vas-tu faire avec cette feuille ? finit par demander Robert.
— Je n’en sais rien. Mais ce qui est sûr, c’est que je vais commencer par lui faire payer ce qu’il me doit. Il en a pour 500 dollars d’ardoise au restaurant !
Harry semblait mal à l’aise ; il se fit servir à boire au bar pour se donner un peu de contenance, puis se dirigea vers les toilettes.
— Le voilà qui va aux waters, dit Tamara. Regarde, regarde, Bobbo ! Sais-tu ce qu’il va faire ?
— La grosse commission ?
— Mais non, il va s’astiquer le manche en pensant à cette fillette !
— Quoi ?
— Tais-toi, Bobbo. Tu jacasses trop, je ne veux plus t’entendre. Et reste ici, veux-tu.
— Où vas-tu ?
— Ne bouge pas. Et admire le travail.
Tamara posa son verre sur une table haute et se dirigea subrepticement vers les toilettes où venait de pénétrer Harry Quebert pour s’y engouffrer à son tour. Elle en ressortit après quelques instants et se dépêcha de rejoindre son mari.
— Qu’as-tu fait ? demanda Robert.
— Tais-toi, je t’ai dit ! l’invectiva sa femme en reprenant son verre. Tais-toi, tu vas nous faire prendre !
Amy Pratt annonça à ses invités qu’ils pouvaient passer à table, et la foule convergea lentement vers les tables. À cet instant, Harry sortit des toilettes. Il était en sueur, paniqué, et se mêla aux convives.
— Regarde-le détaler comme un lapin, murmura Tamara. Il panique.
— Mais enfin, qu’as-tu fait ? insista Robert.
Tamara sourit. Discrètement, elle faisait jouer dans sa main le bâton de rouge à lèvres qu’elle venait d’utiliser sur le miroir des toilettes. Elle répondit simplement :
— Disons que je lui ai laissé un petit message dont il se souviendra.
*
Assis au fond du Clark’s, j’écoutais, stupéfait, le récit de Robert Quinn.
— Alors le message sur le miroir, c’était votre femme ? dis-je.
— Oui. Harry Quebert est devenu son obsession. Elle ne me parlait plus que de ce feuillet, elle disait qu’elle allait faire tomber Harry pour de bon. Elle disait que bientôt les titres des journaux annonceraient : Le grand écrivain est un grand pervers. Elle a fini par en parler au Chef Pratt. Quinze jours après le bal, environ. Elle lui a tout raconté.
— Comment le savez-vous ? demandai-je.
Il hésita un instant avant de répondre :
— Je le sais parce que… C’est Nola qui me l’a dit.
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