— Il y a quelque chose là-bas, sur le bord. Je ne sais pas ce que c’était, mais j’ai vu un objet étinceler fortement.
Jaugeant le niveau de l’océan par rapport aux rochers, Tent considéra que l’eau était suffisamment profonde pour s’approcher des falaises. Il avança ensuite très lentement le long de la paroi.
— Saurais-tu dire ce que c’était ? demanda encore George Tent, intrigué.
— Un reflet, pour sûr. Mais sur quelque chose d’inhabituel, comme du métal, ou du verre.
Ils avancèrent encore, et, au détour d’une barrière rocheuse, ils découvrirent soudain ce qui avait attiré leur attention. « Sacré nom d’un chien ! » jura le père Tent, les yeux écarquillés. Il se précipita sur sa radio de bord pour appeler les garde-côtes.
À huit heures quarante-sept, ce même jour, la police de Sagamore fut avertie par les garde-côtes d’un accident mortel : une voiture avait dévissé de la route qui longeait les falaises de Sunset Cove et s’était écrasée dans les rochers en contrebas. C’est l’officier Darren Wanslow qui se rendit sur place. Il connaissait bien cet endroit : une petite route posée au bord d’une paroi vertigineuse, offrant une vue spectaculaire. Un parking avait même été aménagé sur le point culminant pour permettre aux touristes de venir admirer le panorama. L’endroit était magnifique, mais l’officier Wanslow l’avait toujours jugé dangereux parce qu’il n’y avait aucune barrière pour protéger les véhicules. Il en avait pourtant fait plusieurs fois la demande auprès de la municipalité, mais sans succès, malgré la très forte affluence les soirs d’été. Seul un panneau de mise en garde avait été apposé.
En arrivant à hauteur du parking, Wanslow remarqua un pick-up des gardes forestiers qui signalait certainement l’endroit où avait dû se produire l’accident. Il coupa la sirène de son véhicule et se gara aussitôt. Deux gardes forestiers observaient la scène qui se jouait en contrebas : une vedette des garde-côtes s’affairait à proximité des falaises, déployant un bras articulé.
— Ils disent qu’il y a une voiture là en bas, déclara l’un des gardes forestiers à Wanslow, mais on n’y voit goutte.
Le policier s’approcha du bord de la falaise : la pente était abrupte, couverte de ronces, d’herbes hautes et de replis rocheux. Il était effectivement impossible de voir quoi que ce soit.
— Vous dites que la voiture est juste en dessous ? demanda-t-il.
— C’est ce qu’on a entendu sur le canal d’urgence. D’après la position du bateau des garde-côtes, j’imagine que la voiture était sur le parking, et que pour une raison ou une autre, elle a dévalé la pente. Je prie pour que ce ne soit pas des ados venus se bécoter en pleine nuit et qui n’ont pas mis le frein à main.
— Seigneur, murmura Wanslow, j’espère aussi que ce ne sont pas des gamins qui sont là en bas.
Il inspecta la partie du parking la plus proche de la falaise. Il y avait une longue bande herbeuse entre la fin du bitume et le début de la pente. Il chercha des traces du passage de la voiture, des herbes sauvages et des ronces qui auraient été arrachées par la voiture au moment où elle avait dévalé la paroi.
— Selon vous, la voiture est passée tout droit ? demanda-t-il au garde forestier.
— Sans doute. Depuis le temps qu’on dit qu’il faut mettre des barrières. Des gosses, je vous dis. Ce sont des gosses. Ils ont bu un coup de trop et ils sont passés tout droit. Parce qu’à part s’être mis quelques verres dans le nez, il faut avoir une sacrément bonne raison de ne pas s’arrêter après le parking.
La vedette effectua une manœuvre et s’éloigna de la falaise. Les trois hommes aperçurent alors une voiture qui se balançait au bout du bras articulé. Wanslow retourna à sa voiture et établit le contact avec les garde-côtes au moyen de sa radio de bord.
— Qu’est-ce que c’est comme voiture ? demanda-t-il.
— C’est une Chevrolet Monte Carlo, se fit-il répondre. Noire.
— Une Monte Carlo noire ? Confirmez, c’est une Monte Carlo noire ?
— Affirmatif. Immatriculée dans le New Hampshire. Il y a un macchabée à l’intérieur. Ça n’a pas l’air très beau à voir.
*
Il y avait deux heures que nous roulions à bord de la poussive Chrysler de fonction de Gahalowood. C’était le lundi 21 juillet 2008.
— Vous voulez que je conduise, sergent ?
— Surtout pas.
— Vous conduisez trop lentement.
— Je conduis prudemment.
— Cette voiture est une poubelle, sergent.
— C’est un véhicule de la police d’État. Un peu de respect, je vous prie.
— Alors c’est une poubelle d’État. Si on mettait un peu de musique ?
— Même pas dans vos rêves, l’écrivain. Nous sommes sur une enquête, pas en train de faire une virée entre copines.
— Vous savez, je le dirai dans mon livre, que vous conduisez comme un petit vieux.
— Mettez la musique, l’écrivain. Et mettez-la très fort. Je ne veux plus vous entendre jusqu’à ce que nous soyons arrivés.
Je ris.
— Bon, rappelez-moi qui est ce type, demandai-je. Darren…
— …Wanslow. Il était officier de police à Sagamore. C’est lui qui a été appelé lorsque des pêcheurs ont trouvé la carcasse de la voiture de Luther.
— Une Chevrolet Monte Carlo noire.
— Exactement.
— C’est insensé ! Pourquoi est-ce que personne n’a fait le lien ?
— J’en sais rien, l’écrivain. C’est justement ce qu’il faut tirer au clair.
— Qu’est devenu ce Wanslow ?
— Il est à la retraite depuis quelques années. Aujourd’hui, il tient un garage avec son cousin. Vous enregistrez, là ?
— Oui. Que vous a dit Wanslow au téléphone, hier ?
— Pas grand-chose. Il semblait étonné par mon appel. Il a dit qu’on le trouverait dans la journée dans son garage.
— Et pourquoi ne pas l’avoir interrogé par téléphone ?
— Rien ne vaut un bon face à face, l’écrivain. Le téléphone, c’est beaucoup trop impersonnel. Le téléphone, c’est pour les mauviettes dans votre genre.
Le garage se situait à l’entrée de Sagamore. Nous trouvâmes Wanslow, la tête dans le moteur d’une vieille Buick. Il chassa son cousin du bureau, nous y installa, déplaça des piles de classeurs de comptabilité posés sur des chaises pour que nous puissions nous asseoir, se lava longuement les mains au-dessus d’un lavabo d’appoint, puis nous offrit du café.
— Alors ? demanda-t-il en remplissant des tasses. Que se passe-t-il pour que la police d’État du New Hampshire vienne me trouver ici ?
— Comme je vous le disais hier, répondit Gahalowood, nous enquêtons sur la mort de Nola Kellergan. Et plus particulièrement sur un accident de la route qui a eu lieu sur votre district le 26 septembre 1975.
— La Monte Carlo noire, hein ?
— C’est exact. Comment savez-vous que c’est ce qui nous intéresse ?
— Vous enquêtez sur l’affaire Kellergan. Et à l’époque j’ai moi-même pensé qu’il y avait un lien.
— Vraiment ?
— Oui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je m’en souviens. Je veux dire, à la longue, il y a les interventions qu’on oublie et celles qui restent bien imprimées dans notre mémoire. Cet accident était de ceux dont on se rappelle.
— Pourquoi ?
— Vous savez, quand on est un flic de petite ville, les accidents de la route font partie des interventions les plus importantes que l’on doive gérer. Je veux dire, moi, de toute ma carrière, les seuls morts que j’ai vus, c’étaient dans des accidents de la route. Mais là, c’était différent : durant les semaines qui avaient précédé, on avait tous été alertés de l’enlèvement qui avait eu lieu dans le New Hampshire. Une Chevrolet Monte Carlo noire était activement recherchée et on nous avait demandé d’ouvrir l’œil. Je me souviens que pendant ces semaines-là, j’avais passé mes patrouilles à repérer les Chevrolet semblables à ce modèle et de toutes les couleurs, et à les contrôler. Je m’étais dit qu’une voiture noire, ça se repeint facilement. Bref, je m’étais impliqué dans cette affaire, comme tous les flics de la région d’ailleurs : on voulait retrouver cette gamine à tout prix. Et puis, finalement, un matin, alors que je suis au poste, les garde-côtes nous préviennent qu’ils sont en train de remonter une voiture en bas des falaises de Sunset Cove. Et devinez quel modèle de voiture…
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