J’imaginais un attentat, une explosion, avec ses amis pakistanais de la mosquée, comme il disait ; une vengeance pour la mort de Ben Laden, un coup d’éclat pour déstabiliser encore plus l’Europe au moment où elle semblait vaciller, se fissurer comme un beau vase fragile, des représailles pour les enfants syriens morts, pour les enfants palestiniens morts, pour les enfants morts en général, toute la rhétorique absurde, la spirale de la bêtise, ou tout simplement pour le plaisir de la destruction et des flammes, que sais-je, j’observais Bassam dans sa solitude et son enfermement, ricochant comme une boule de billard dans la rue des Voleurs contre les tristes putains, les drogués, les pouilleux et les barbus de la mosquée, je le revoyais absorbé par le ressentiment devant cette photographie décadente rambla Catalunya,
, je le voyais lorgnant le sexe de Maria sur le pas de sa porte, je l’imaginais porteur de valises à Marrakech, assassin au sabre à Tanger, combattant au Mali ou en Afghanistan, ou peut-être rien de tout cela, peut-être juste un homme perdu tout comme moi dans le tournoiement de la calle Robadors, un homme creux, un homme-tombe, un homme qui cherchait dans les flammes la fin d’un monde déjà mort, un guerrier de théâtre d’ombres, qui sentait confusément qu’il n’y avait plus de réel autour de lui, plus de tangible, plus de vérité, et qui se débattait, mû par le dernier souffle de la haine, dans un vide cotonneux, un nuage, un homme muet, un homme sourd qui exploserait dans un train, dans un avion, dans une rame de métro, pour personne,
, l’Heure approche peut-être, je voyais la bonne tête ronde de Bassam prier, je n’attendais plus de réponses à mes questions, plus de réponses, un chirurgien inconnu allait bientôt ouvrir le crâne de Judit pour en extirper la maladie, autour de nous le monde flambait et Bassam se tenait là, debout comme un serpent charmé, un homme vide dont l’heure sonnerait bientôt, un soldat de désespérance qui portait ses cadavres dans les yeux, tout comme Cruz.
, les jours étaient longs et silencieux — Bassam suivait son rituel, sans rien dire, il attendait, il attendait un signe ou la fin du monde, comme j’attendais l’opération de Judit, qui s’annonçait plus longue et difficile que prévue ; le soir je sortais faire un tour avec Mounir dans l’humidité tiède de Barcelone qui rappelait celle de Tanger, celle de Tunis — nous laissions Bassam avec soulagement rue des Voleurs pour aller à notre petite terrasse un peu plus au sud, calle del Cid ; on y buvait des bières, bien planqués dans cette ruelle oubliée, et Mounir était d’un grand réconfort, il arrivait toujours à me faire marrer : malgré sa situation fragile, il conservait son sens de l’humour, son énergie, et il parvenait à m’en communiquer un peu, à me faire oublier tout ce que j’avais perdu, tout ce qui s’était brisé, malgré le monde autour de nous, l’Espagne qui s’enfonçait dans la crise, l’Europe qui se détruisait sous nos yeux et le Monde arabe qui ne sortait pas de ses contradictions. Mounir avait été soulagé par la victoire de la gauche aux élections présidentielles en France, il y voyait un espoir, il était optimiste, rien à faire, lui le petit voleur, le trafiquant il pensait que la Révolution était encore en marche, qu’elle n’avait pas été définitivement écrasée par la bêtise et l’aveuglement, et il riait, il riait des millions d’euros engloutis dans des banques ou dans des pays condamnés, il riait, il était confiant, tous ces malheurs n’étaient rien, sa misère à Paris, sa misère à Barcelone, il lui restait la force des pauvres et des révolutionnaires, il disait un jour Lakhdar, un jour je pourrai vivre décemment en Tunisie, plus besoin de Milan, de Paris ou de Barcelone, un jour tu verras, et moi qui n’avais pourtant jamais réellement voulu quitter Tanger, qui n’avais jamais vraiment partagé ces rêves d’émigration je lui répondais qu’on serait toujours mieux bien planqués dans le Raval, dans notre palais des ladres, à regarder le monde s’effondrer,
, et ça l’a fait rigoler.
J’avais de plus en plus la conviction que l’Heure était proche ; que Bassam attendait un signal pour prendre sa part à la fin du monde — il disparaissait une grande partie de la journée, au rythme des prières ; il feignait d’être content lorsque je lui proposais d’aller faire un tour, de changer de quartier, de profiter un peu de la ville qui nous tendait les bras ; il réussissait à faire semblant une demi-heure, à s’extasier sur une ou deux filles et trois vitrines, puis il redevenait silencieux, happé par ses souvenirs, ses projets ou sa haine. Quand je le cuisinais il me regardait avec sa bonne tête de plouc, les yeux incrédules, comme s’il ne comprenait absolument pas à quoi je faisais allusion, et je me prenais à douter, je me disais que j’exagérais, que l’ambiance, la rue des Voleurs et la maladie de Judit commençaient à me taper sur le système, alors je me promettais de ne plus lui en reparler — jusqu’à ce que le soir vienne, qu’il disparaisse deux ou trois heures Dieu sait où en compagnie de ses potes pakistanais sortis de nulle part et rentre, muet, avec le regard perdu et vibrant de quelqu’un qui appelle, pour prendre la place de Mounir sur le canapé, et je retrouvais mes doutes et mes questions. Un jour j’avais remarqué qu’il était arrivé avec un sac en plastique, bizarre pour quelqu’un qui ne s’achetait jamais rien, qui ne possédait presque rien, à part quelques vêtements qu’il lavait à la main rituellement chaque soir avant de se coucher — j’ai jeté un coup d’œil lorsqu’il est allé pisser, l’emballage contenait quatre téléphones portables neufs d’un modèle très simple, je me souvenais du modus operandi de l’attentat de Marrakech, bien sûr je n’ai pas pu résister, je lui ai posé la question, il n’a pas eu l’air fâché que j’aie fouillé dans ses affaires, juste un peu lassé de mes soupçons, il m’a répondu très simplement c’est un petit trafic de mes potes d’en bas, si tu veux je peux t’en obtenir un gratos — le naturel de sa réponse m’a désarmé, alors je me suis tu.
J’étais sans doute en train de devenir fou, complètement paranoïaque.
Un jour je n’y tenais plus, j’en ai parlé avec Judit. Elle était toujours hospitalisée, l’opération était sans cesse repoussée : les coupes sombres dans son budget avaient contraint l’hôpital à fermer une partie des blocs opératoires — et il y avait toujours plus urgent qu’elle à opérer.
Núria n’était pas là, nous étions seuls tous les deux dans sa chambre ; elle était assise dans le fauteuil des visiteurs, et moi par terre à ses côtés. J’ai hésité longtemps, et je lui ai dit tu sais, je me demande si Bassam ne prépare pas quelque chose.
Elle s’est penchée vers moi.
— Quelque chose de dangereux, tu veux dire ?
— Oui, quelque chose comme Marrakech ou Tanger. Mais je n’en suis pas sûr. C’est juste une possibilité.
J’ai repensé au nouveau regard de Bassam, si vide, si perdu, si douloureux.
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