— Tu devrais avoir honte de reparaître par ici.
Ça commençait à bien faire, toute cette histoire parce que je m’étais retrouvé à poil avec Meryem.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre, à toi, petit merdeux ?
En entendant les jurons, quelques badauds se sont retournés. Le Cheikh Nouredine, qui était à quelques mètres de là, aussi.
L’attitude de Yassine a soudain changé du tout au tout.
— Tu sais, malgré les malheurs que tu as provoqués, tu manques énormément à maman.
Il avait l’air très ému, tout à coup.
Je ne savais pas trop quoi ajouter.
— Dis-lui qu’à moi aussi, elle me manque.
On n’allait pas non plus se mettre à chialer au-dessus de La Vie du Prophète ou de La Sexualité dans l’Islam . On s’est regardés un moment sans rien dire, je voulais le haïr, j’avais envie de le serrer dans mes bras, comme quand il était môme, il avait quatorze ans maintenant, je lui ai juste tendu une seconde fois la main, il l’a prise d’un air triste, m’a dit tout simplement à une autre fois, oui c’est ça, à la prochaine, j’avais l’impression que cela signifiait à jamais, bon vent connard, toi tu as maman et même papa, Nour qui vient d’avoir douze ans et Sarah la dernière qui en a deux de moins, tu as tous ces gens autour de toi et même une épicerie qui t’attend les bras grands ouverts, un avenir radieux grâce à moi alors ne me casse pas les burnes, j’avais envie de lui offrir un livre en souvenir, mais il est parti, les gens qu’on veut insulter partent toujours trop vite, ou c’est moi qui ne suis pas assez prompt à l’insulte et à la violence, c’est possible.
Pour l’heure je tremblais en montant et démontant des piles de bouquins, une vraie rage au cœur, sans rien comprendre à rien, comme d’habitude, je ne comprenais pas la démesure de leur haine ; je ne voyais pas qu’il me manquait des pièces, des morceaux du puzzle ; j’imaginais naïvement que tout cela avait à voir avec nos deux corps nus, le mien et celui de Meryem, et rien d’autre, car les hommes sont des chiens, aveugles et méchants, comme mon frère Yassine, comme moi, prêts à la morsure et surtout pas à l’échange, un vendredi midi sur l’esplanade d’une mosquée de banlieue, à Tanger ou ailleurs. Et tout ce que j’ignorais, le Cheikh Nouredine le savait, lui qui, à peine Yassine éloigné, s’est approché de moi, m’a demandé si c’était bien mon frère avec qui je parlais et m’a offert un regard de compassion, une tape dans le dos et quelques versets pour me réconforter. La poitrine serrée et les yeux brûlants, je me sentais de nouveau enfant, enfant prêt à appeler sa mère, cette mère qui me manquait alors que la foule des orants se pressait vers la mosquée, et j’ai réalisé seulement à ce moment-là que je n’avais plus de famille, que j’aurais beau hurler à la mort personne ne viendrait, jamais, jamais plus et que même si mon géniteur ou ma génitrice se trouvaient dans cette foule ils m’ignoreraient, et j’étais tellement tourné vers moi-même, chiard blessé, que j’étais absolument incapable de deviner les vagues de malheur qui s’étaient élevées autour de moi.
J’ai vendu un Héroïnes de l’Islam à un type qui l’achetait pour l’offrir à sa femme, je me souviens, il m’a demandé si je pouvais lui faire un paquet-cadeau, il a fait la gueule quand je lui ai répondu que non : pour cinq pauvres dirhams il exigeait un livre et un emballage, j’ai eu très envie de lui dire qu’il pouvait se les foutre dans le cul, ses héroïnes, sa pièce et même sa femme, s’il voulait, mais je n’ai pas osé. La révolution n’était pas pour demain.
J’ai écouté le prône qui était retransmis par les haut-parleurs, il était question de la sourate des Gens de la Caverne et des voyages d’Alexandre au pays de Gog et Magog ; l’Imam était savant et pieux, un homme sage peu versé dans la politique ; il énervait au plus haut point le Cheikh Nouredine et nos amis.
J’attendais l’apparition de Judit, j’étais persuadé qu’elle viendrait, il fallait qu’elle vienne. J’espérais qu’elle ait bien retenu l’endroit, le nom du quartier. C’était pour elle que j’avais choisi de me coltiner une pile d’ Histoires des prophètes , je comptais lui offrir, c’était un beau livre pour quelqu’un qui étudiait l’arabe classique, et pas trop difficile, pensais-je.
Tout le monde est sorti de la mosquée, Bassam le premier ; j’ai vendu quelques bouquins, comme d’habitude, le temps passait lentement, je regardais dans toutes les directions pour voir si elle arrivait, pas trop concentré sur mon travail. Bassam se foutait de ma gueule, il avait bien compris ce que j’espérais.
À deux heures, au moment de ranger, il m’a fallu me rendre à l’évidence : elle ne viendrait pas. La vie est une saloperie, j’ai pensé. Pour toute visite, mon connard de petit frère.
J’ai plié les gaules, la mort dans l’âme. Bassam continuait à se moquer gentiment de moi. Je n’étais pas d’humeur. Le Cheikh Nouredine nous a invités à déjeuner dans un petit restaurant du coin, comme tous les vendredis, avec le reste des “membres actifs” du Groupe ; je les ai écoutés parler politique, Révolutions arabes, etc. C’était amusant de voir ces conspirateurs barbus en train de se lécher les doigts ; le Cheikh avait étalé sa serviette sur sa poitrine, un coin dans le col de la chemise, pour ne pas se tacher — la sauce au safran, ça ne pardonne pas. Un autre tenait sa cuillère à pleine main comme un gourdin et bouffait à dix centimètres de l’assiette, pour avoir le moins de chemin possible à parcourir : il engouffrait la semoule dans sa gueule grande ouverte comme du gravier dans une bétonnière. Bassam avait déjà terminé, deux larges traits jaunâtres lui agrandissaient la bouche jusqu’au milieu des joues et il suçait avec passion un dernier os de poulet. Les barbes prophétiques fleurissaient de grains de semoule, se maculaient d’une averse de neige dorée, et il fallait ensuite les épousseter comme des tapis.
Je suivais vaguement, de loin, la conversation sans y participer : je savais que, comme chaque vendredi, ils allaient revenir sur le prêche de l’Imam détesté, qu’ils allaient finir par traiter de mystique , en français (pour le Cheikh Nouredine, mystique était une insulte encore plus grave que mécréant ; j’ignore pourquoi, mais il disait toujours mystique tel quel, dans la langue de Voltaire, peut-être à cause de la ressemblance avec moustique ou mastic ; les soufis ou soupçonnés tels étaient sa bête noire, presque autant que les marxistes). Effectivement, la conversation tournait autour de la Caverne, et de son commentaire ; l’un demandait pourquoi l’Imam n’avait pas insisté sur les premiers versets, sur l’attaque contre les chrétiens et le fait que Dieu n’avait pas de fils ; l’autre s’inquiétait de l’emphase mise sur le personnage du chien, le gardien des sept dormants, qui les veille pendant leur sommeil ; un troisième trouvait qu’il y avait tout de même des sujets plus urgents à traiter que le pays de Gog et Magog et Alexandre le Cornu. Le Cheikh Nouredine trancha la discussion, il cracha Mistik ! Mistik ! Kullo dhalik mistik ! ce qui réjouit tout le monde.
Je n’arrivais pas à m’intéresser à autre chose qu’à Judit. Elle n’était pas venue. Comment la revoir ? A priori si les deux filles suivaient le planning prévu, du moins celui que j’avais cru comprendre la veille, demain elles quittaient Tanger pour Marrakech. Une idée : je pouvais toujours passer à leur hôtel. Laisser un mot, qui sait, avec un mail et un téléphone ; j’avais un portable au crédit éternellement épuisé, mais à même de recevoir des appels. Mieux encore : lui apporter le livre (ou même plusieurs livres, tant pis pour le poids dans son sac à dos — je l’imaginais avec un sac à dos, emblème de la jeunesse européenne, plutôt qu’avec une valise à roulettes) et à l’intérieur le mot susdit. Jusqu’ici je n’avais jamais rien pris dans le stock, je lisais les bouquins qui m’intéressaient, c’est tout. Je ne pensais pas que le Cheikh Nouredine s’offusquerait pour quelques exemplaires manquants, après tout le but de l’association était la diffusion de la pensée coranique, j’œuvrais donc dans le bon sens.
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