Elle le pourchassa jusque sur le chemin de gravier puis il disparut sur la route et alors elle se retourna et fit signe à Maben qui regardait postée derrière la fenêtre.
Quand ils revinrent avec leur réserve d’appâts, Russell les laissa reprendre leur partie de pêche, remonta dans son pick-up et rentra chez lui. Il s’assit sur les marches du perron, faisant tourner la bague de Sarah entre ses doigts. Il la leva à la lumière, observant les minuscules éclats brillants qui dansaient à l’intérieur du diamant. Puis il la remit dans la poche où il la gardait depuis que Sarah la lui avait rendue. Il rentra, prit une bière dans le frigo et s’assit sur le canapé face à l’écran éteint de la télé. Il attrapa la télécommande mais n’eut pas le temps d’allumer. Un bruit de voiture dans l’allée. Il se leva, alla regarder à la fenêtre et vit Boyd qui s’approchait de la porte. Bon sang, c’est pas vrai, dit-il. Il ouvrit puis alla se rasseoir et attendit.
Boyd se laissa tomber sur une chaise à côté du canapé. Ne dit rien. Regarda l’écran de télé. Puis Russell. Ce dernier ne tourna pas la tête, continua de boire sa bière en attendant la suite.
« Je suis passé chez ton père tout à l’heure, dit Boyd. Dis donc, sacré barracuda, cette bonne femme.
— Je saurais pas te dire.
— Eh bah, moi je te le dis. Sacré morceau.
— Tant mieux pour Mitchell.
— T’as raison.
— C’est tout ?
— Non. C’est pas tout, dit Boyd. J’ai parlé à Caroline. »
Il se pencha en avant et laissa pendre ses mains entre ses jambes. Russell hocha la tête. Les yeux toujours rivés à l’écran éteint.
« Elle a confirmé que t’étais avec elle. »
Russell prit la télécommande et la posa sur son genou.
« Jeudi soir en tout cas. Mais elle a rien dit à propos de l’autre soir dont tu me parlais. Et elle a dit que le soir où tu étais chez elle, tu t’es tiré au milieu de la nuit.
— Et comment j’aurais fait sinon pour débouler sur ta petite scène de crime, à ton avis ? »
Russell posa sa bière par terre entre ses pieds. Se retourna et planta son regard dans celui de Boyd, qui ne cilla pas. Il avait l’air plus sérieux tout à coup. L’air d’un représentant des forces de l’ordre plutôt que d’un vieux copain.
« Tout ce que tu dis là, ça te rend pas service.
— T’es venu m’arrêter, Boyd ? C’est ça ?
— Je suis venu te dire ce que m’a dit Caroline.
— Bon, eh bah, voilà. Tu me l’as dit.
— Et maintenant je te repose la question. T’étais où samedi soir ?
— Peu importe ce que je te répondrais. Tu t’es déjà fait ton petit scénario. »
Boyd hocha la tête.
« J’ai une femme et des enfants, un foyer. Et quand je retournerai au poste, je rapporterai au shérif ce que m’a dit Caroline. Ce que toi, tu m’as dit. Et ça colle pas. C’est ça que je vais faire, c’est ça que je fais comme boulot et c’est comme ça que ça va continuer. Alors tu peux appeler ça mon petit scénario. Tu peux appeler ça comme tu veux. J’essaie de te donner une chance de me parler, à moi et personne d’autre, mais tu me facilites pas la tâche.
— J’étais ici. Je dormais.
— C’est faux et on en a déjà parlé.
— Je t’ai dit que j’étais dans le coin. Ça veut dire que j’ai bien dû finir par me poser quelque part. C’est pas parce que tu m’as pas vu dans mon lit que j’y étais pas.
— Le lendemain matin tu n’étais pas chez toi.
— Lis la presse, Boyd. C’est marqué dans le journal, vous avez pas retrouvé le flingue. Et tant que vous avez pas retrouvé le flingue, j’aurais été assis sur le capot de la bagnole de ce flic quand vous avez débarqué que ce serait du pareil au même.
— Pas impossible.
— Alors vas-y. Arrête-moi, dit Russell en tendant les poignets.
— Je comprends pas pourquoi tu cherches à tout compliquer.
— Je complique rien du tout. Je suis chez moi, j’ai rien fait, et toi et tes copains vous pouvez planter votre tente dans mon salon si ça vous chante, j’en ai rien à foutre. Tu peux me coller ça sur le dos ou sur celui de Babe Ruth, ça ferait aucune différence, parce que c’est ni lui ni moi qu’avons fait ça. »
Boyd se redressa sur sa chaise et fit claquer ses deux mains sur ses cuisses.
« Tu te rappelles comment s’appelait la fille qui était là le soir de l’accident ?
— Non, Boyd. Je me rappelle pas. C’est pas comme si elle m’avait envoyé des lettres d’amour. »
Boyd posa les mains sur ses hanches. Il avait furieusement envie de se lever et de mettre une grande taloche à Russell mais il se contenta de lui dire arrête de me mentir et il s’en alla.
Russell attendit que Boyd ait disparu, puis il monta dans son pick-up et se rendit à la gare routière. Il acheta un billet qui lui permettrait d’aller jusqu’à Memphis si elle voulait. Un seul. Pas pour la petite.
Il quitta la gare routière, se rendit à pied au café et s’assit au comptoir, le dos tourné aux tables. Il glissa le billet de car dans sa poche arrière, tendit le bras et attrapa le cendrier posé deux tabourets plus loin et alluma une cigarette. Une femme sortit de la cuisine, lunettes posées sur le bout du nez, et lui demanda ce qu’il voulait. Sans regarder le menu il commanda le plat du jour et un café. Il fuma et but son café en écoutant les bruits de la cuisine derrière la porte battante. Une chanson de Merle Haggard passait sur le petit poste de radio posé à côté de la caisse. La porte d’entrée s’ouvrit et il entendit des voix d’enfants qui s’engouffraient dans le café en criant, suivis de leur père qui leur disait de ralentir et de faire attention à ne rien renverser. Des voix de garçons, puis celle haut perchée d’une fille, puis un avertissement du père de famille et Russell se retourna, regarda par-dessus son épaule et vit les jumeaux grimper sur les banquettes d’un box, suivis de leur petite sœur. Sarah s’assit en face d’eux et son mari alla prendre l’une des chaises hautes empilées contre le mur et il y installa la petite fille qui protestait parce qu’elle s’estimait assez grande pour s’asseoir avec les garçons. Russell s’efforça de ne pas les regarder de manière trop appuyée mais il ne pouvait pas s’en empêcher et avant qu’il ait pu se détourner Sarah leva les yeux et l’aperçut. Elle baissa aussitôt la tête puis se tourna vers ses fils et son mari vint s’asseoir à côté d’elle et se remit à gronder les jumeaux pour qu’ils se tiennent tranquilles.
Russell éteignit sa cigarette et demanda à la serveuse de lui remplir sa tasse.
Il n’y avait pas grand monde dans le café et le tintamarre de la petite famille couvrait tous les autres bruits. Russell se recroquevilla sur son tabouret. But son café en les écoutant. Dressant l’oreille chaque fois qu’il entendait la voix de Sarah. Plus sèche avec les garçons qu’avec la petite fille, mais chacune de ses paroles était empreinte d’une tonalité particulière, maternelle. Son mari se chargeait de donner les ordres. Assieds-toi correctement. Il t’a demandé d’arrêter alors arrête. Ne mets pas tes doigts là. Sarah demanda aux garçons de quoi ils avaient envie et s’ils voulaient partager un plat et tu es sûr que c’est ça que tu veux et elle faisait remarquer à la petite les couleurs sur le mur ou la forme de la salière.
Russell avait l’impression que sa commande mettait un temps infini à arriver et quand il fut enfin servi il dévora son assiette, et la purée, les haricots, le pain de maïs et le poulet furent si vite engloutis que la serveuse lui demanda s’il était allé tout jeter à la poubelle pendant qu’elle avait le dos tourné.
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