Evan et Mariposa étaient montés dans sa Jeep, elle avait cherché à l’étrangler avec la cordelette d’une tondeuse parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, elle avait vraiment essayé, Evan avait braqué le fusil sur lui pendant qu’il se débattait dans l’eau et elle avait crié Vas-y, tue-le. Mais quand Evan avait pressé la détente, une fois, puis une autre, le coup n’était pas parti. Mariposa s’interrogeait sur le Dieu qui avait décidé que la dernière cartouche aurait déjà été tirée, à ce moment-là. À quoi ressemblerait sa vie, là, maintenant, s’il en avait décidé autrement ? Était-ce le même Dieu qui décidait de tout le reste ?
Elle se leva et s’approcha du comptoir. À une extrémité, près des tasses et des gobelets, se trouvait le journal que Cohen avait feuilleté dans la journée. Elle le prit et le posa, déplié, dans la clarté de la réserve, la dernière page en haut.
Un cri de femme domina brièvement le martèlement de la pluie.
Mariposa replia le journal et le reposa à sa place.
Elle appuya son front contre ses bras, croisés sur le comptoir. En pensant à son père. Il avait cru dur comme fer pouvoir protéger son gagne-pain et sa vie de la violence des hommes et de la nature. Elle trouvait ça idiot à l’époque ; elle trouvait ça idiot aujourd’hui. Mais elle ignorait aujourd’hui ce qu’elle aurait fait à sa place, tant il était difficile à l’époque de prendre une décision. Il n’y avait rien d’admissible. Rien de logique. Rien de sûr. Et il en allait toujours ainsi. Son père s’obstinait à protéger ce qui lui appartenait. Cohen restait chez lui, là-bas, avec ses souvenirs matériels et immatériels, ses placards pleins de vêtements de femme, sa chambre de bébé aux peluches poussiéreuses.
Il avait perdu par sa faute à elle — au moins en partie — ce qu’il tenait tellement à protéger. Oublierait-il un jour qu’elle en était responsable ? Quand la quitterait-il ? Et où ?
Un autre cri retentit, masculin, cette fois. Elle leva la tête et se tourna vers la vitrine, sans rien distinguer que de vagues images, brouillées par la pluie et la buée. Des braillements, des hurlements. Les images s’animaient sur le trottoir, se bousculaient, se cramponnaient les unes aux autres, se bagarraient. Un craquement bruyant couvrit la tempête, suivi peut-être d’un bruit de verre brisé, mais les voix gagnaient en force sans qu’elle puisse déterminer ce qui se passait. Une facette de son être la poussait à s’approcher de la devanture, à l’essuyer, à regarder de plus près. Une autre s’y refusait.
La porte donnant sur l’escalier s’ouvrit dans son dos. Elle fit volte-face. Cohen. Un autre cri. Elle se retourna vers la vitrine. Cohen s’approcha d’elle pendant qu’elle scrutait la place avec anxiété. Quand il lui toucha le coude, elle leva les yeux vers lui.
« Allez, viens, chuchota-t-il. Tu n’as aucune envie de voir ce qui se passe là-dehors. »
Une semaine plus tôt, la décision aurait été facile. Va chercher la Jeep. Il était bien allé chercher la boîte à chaussures contenant les souvenirs. Vas-y, c’est tout. Il n’avait personne d’autre à qui penser, à consulter, et rien d’autre à prendre en compte. Tu détermines ce que tu veux faire et tu le fais, point final. Comme chaque fois qu’il avait dû décider quelque chose ces quatre dernières années, y compris enterrer Elisa au pied d’un arbre, derrière la maison, et rester sous la Limite avec elle. Une semaine plus tôt. Maintenant, retourner seul là-bas n’avait plus rien d’une décision facile.
Cohen voulait prévenir Mariposa qu’il partait et lui donner de quoi s’acheter à manger les deux jours suivants. Ensuite seulement, il chercherait quelqu’un d’assez fou pour l’emmener. La Jeep se trouvait à cent ou cent dix kilomètres, juste au nord de Gulfport. Il se rappelait plus ou moins le chemin. Sans doute serait-il capable de le faire seul en trois ou quatre heures puis de revenir en moins de temps encore, une fois l’itinéraire au point. L’aller-retour lui prendrait au total moins d’une nuit. Lorsque Mariposa s’approcha de lui, il aurait voulu la tenir à bout de bras ; lorsqu’elle ouvrit la bouche, il aurait voulu lui dire de se taire. Il aurait voulu se glisser hors du lit en pleine nuit pour s’en aller faire ce qu’il avait à faire.
Mais il passa les deux jours et les deux nuits suivants avec elle dans leur chambre, au chaud, pendant que la pluie tombait dru. Ils faisaient l’amour prudemment, gauchement, voire maladroitement, comme des adolescents en phase d’apprentissage qui s’interrogent sur leurs mouvements, leurs bruits, leurs réactions. La vraie chambre avec lumière électrique, oreillers et draps rendait la chose très différente de ce qu’elle avait été dans une ferme abandonnée, éclairée à la bougie. Ils s’endormaient nus, mais Cohen se réveillait à la voix de Mariposa puis faisait mine de dormir en l’écoutant chuchoter d’un ton patient, comme une mère avec son bébé. Je t’écouterai quand tu auras envie de parler d’elle. Quand tu auras envie de parler. Je t’écouterai. Si on reste ensemble, on arrivera peut-être à croire l’un à l’autre, et je croirai si tu crois. Je ne veux pas me retrouver seule, je ne pense pas que tu veuilles non plus, rien n’a de sens, mais ça ne me dérange pas. Il vaut mieux ne pas chercher. Je t’écouterai si jamais tu as envie de parler d’elle. Et je resterai avec toi aussi longtemps que tu voudras de moi.
Il se réveillait en pleine nuit à la voix de Mariposa, allongée contre lui, le couvrant de ses cheveux noirs comme d’un bouclier. Les longs doigts de la jeune fille s’enfonçaient peu à peu en lui, sous sa peau, dans son sang, jusqu’à ses organes vitaux. Il respirait l’odeur de sa compagne. Il l’écoutait. Il se retenait de lui répondre ou de l’arrêter ; il était parfois déçu quand elle n’avait plus rien à dire.
Elle s’endormait très vite alors, vidée peut-être par ce qu’elle lui avait dit. Il restait couché à écouter la musique et les voix qui s’élevaient de la place, sous la fenêtre, les cris, les bouteilles qui se brisaient, les rires déments. Il se demandait si tout le monde devenait comme ça, les circonstances aidant. Si ce qu’il avait vu sous la Limite finirait par vaincre, une fois la destruction consommée. Il imaginait un monde où l’instinct et les envies de l’homme constitueraient la seule loi, et il se demandait si l’homme en deviendrait meilleur ou pire. Quant à lui, il avait vu le pire, lequel se tenait manifestement au garde-à-vous, prêt à frapper, mais il se rappelait aussi Evan et sa gentillesse quasi inexplicable. L’image d’Evan et Brisco marchant ensemble, main dans la main, suffisait à l’apaiser et à lui permettre de se rendormir.
Chaque fois qu’il se réveillait, c’était à la voix de Mariposa, mais plus tard, de jour, aucun d’eux n’en parlait. Il ne parla pas non plus de la Jeep, pendant que le monstre du golfe se rapprochait peu à peu, redoublait de force, se préparait à leur montrer à tous ce que c’était que le pouvoir, le vrai.
Parfois aussi, la nuit, quand il n’écoutait pas Mariposa, il pensait à Nadine, à Kris, au bébé et à l’autre bébé, à venir. Il regrettait que la séparation ait été aussi précipitée. Il regrettait cette fin rapide, parce qu’il en avait subi sa part. Elisa et leur future fille. L’embuscade et la maison pillée. La disparition de Havane dans la tempête. Le chien abattu par Aggie. Il lui semblait que chacune de ces fins était arrivée et repartie comme l’éclair. Il regrettait de ne pas avoir demandé aux gardes d’attendre, de ne pas avoir discuté une minute avec les deux femmes, de ne pas être sorti dans la tempête, de ne pas avoir gagné leur pick-up, de ne pas avoir tenu une dernière fois le bébé dans ses bras, de ne pas avoir dit à Kris et à Nadine qu’il leur trouvait un courage d’enfer, de ne pas avoir passé un moment avec elles, de ne pas les avoir revues avant qu’elles s’en aillent. Il ne doutait pas qu’elles soient en sécurité. Il ne doutait pas que les patrouilleurs les aient emmenées quelque part où on les avait secourues, et le bébé aussi. Il savait qu’une fin rapide impliquait un commencement rapide. Commencement qui, cette fois, semblait prometteur.
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