« Il n’existe rien de tel », murmura-t-elle, prête à recueillir la réponse de sa grand-mère. « Il n’existe tout simplement rien de tel. »
Elle releva la tête, les yeux fixés sur les plantes grimpantes onduleuses, délicatement sculptées.
Tout disparaissait. Les fantômes du Carré français qu’elle traquait, enfant, en jouant à cache-cache avec ses copains dans le sillage de la carriole à touristes — pendant que le cocher en pardessus et chapeau mou noir régalait ses passagers d’histoires fantastiques où les pirates, les criminels exécutés et les débutantes au cœur brisé rôdaient toujours dans les ruelles obscures. L’odeur de l’encens qui émanait de la pièce réservée à la divination, quand sa grand-mère délivrait les messages d’outre-tombe aux âmes pleines d’espoir qui lui faisaient face, de l’autre côté de la petite table. Les esprits, les dieux, les anges en suspens entre les royaumes de la vie et de la mort, qui se portaient à l’aide des hommes, les acculaient dans un coin ou les observaient en attendant le moment d’intervenir pour les sauver de la catastrophe. Ils disparaissaient tous, parce que le monde le plus réel s’acharnait sur elle, s’acharnait sur eux, s’acharnait sur tout de partout.
Mariposa attendait que la voix de sa grand-mère entre par la fenêtre ou suinte telle une fumée languide du conduit de la cheminée. La voix qui avait créé l’optimisme de son enfance, la croyance aux merveilles. Elle attendait que cette voix s’en vienne doucement, comme la flamme de la bougie, l’assurer que ces choses-là existeraient toujours. Si violent que se montre le monde, quoi que les hommes fassent à leurs frères, quoi qu’ils te fassent, à toi, quoi que tu perdes, si ardemment que tu désires l’impossible, ces choses existent dans l’ombre, dérivent au gré des nuages, se lèvent avec le soleil. Elles t’attendent. Elles veillent sur toi.
La jeune fille avait beau tendre l’oreille, la voix de la vieille femme restait inaudible. Mariposa regarda le bout humide et plissé de ses doigts. Le porta à sa bouche.
Les fantômes te tueront, se dit-elle. L’image de Cohen s’imposa — il était seul chez lui, englouti par des souvenirs qu’il croyait protecteurs. Ce qu’il avait aimé et perdu n’avait aucun pouvoir contre la force indifférente du vivant.
Elle reprit sa bougie et retraversa la pièce. La pluie la cingla au passage, devant la fenêtre, mais elle se réfugia dans le coin le plus proche, où elle se cala le dos à l’intersection des deux murs, avant de se laisser glisser à terre. Assise dans l’angle, les genoux contre la poitrine, la bougie tenue à deux mains, elle laissa sa foi en d’autres choses, d’autres mondes, plonger tout au fond de son être.
Maintenant, décida-t-elle. Elle attendait Cohen.
Les deux frères montèrent se laver après les femmes, malgré les supplications de Brisco, qui ne voulait pas y aller. Kris et Nadine s’installèrent près du feu avec le bébé. Cohen avait disposé les couvertures par terre pour que tout le monde puisse dormir au chaud dans la même pièce, puis il s’était rassis, adossé au mur. Personne ne savait où était Mariposa.
« Elle ne s’est pas baignée, annonça Nadine.
— Je ne comprends pas, dit Kris. Moi, j’aurais bien passé un mois dans cette baignoire.
— Tu sais qu’on peut accoucher comme ça. Dans une grande baignoire. Le bébé et tout le toutim se mettent à flotter, une fois sortis.
— Seigneur. Arrête, je vais vomir. Je veux qu’on me médicamente et qu’on me dise quand c’est fini.
— Amen. Je ne vois vraiment pas l’intérêt de se retrouver dans l’eau avec tout ce bordel. »
Kris tenait le bébé, mais quand il se mit à pleurer, elle le confia à sa compagne. Nadine commença par le bercer, puis elle se leva et arpenta la pièce. Il n’en continua pas moins à hurler.
« Il doit avoir faim, dit-elle.
— J’ai déjà essayé. Il n’en veut pas.
— Donne. » Nadine tendit une main, récupéra le biberon plein et en pressa la tétine contre les lèvres du bébé, mais il se débattit sans cesser de brailler. « J’aurais cru qu’il serait content d’avoir le cul propre, mais non. Il est toujours brûlant, hein. »
Cohen se leva, lui aussi, pour regarder par la fenêtre. Il faisait noir comme dans un puits. Il évoqua la Jeep. La boîte à chaussures qui l’avait entraîné dans cette histoire, posée sur la banquette arrière, fouaillée par la pluie. Abîmée par la pluie. Il glissa la main dans sa poche — la clé de la Jeep — et secoua la tête en marmonnant.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Kris.
— Rien. »
Une demi-heure s’écoula sans que le bébé cesse de hurler. Evan et Brisco redescendirent de la salle de bains et annoncèrent à Cohen que c’était son tour.
« Je t’ai laissé une de mes chemises là-haut, si jamais… » ajouta Evan.
Cohen hocha la tête, prit la lanterne et monta l’escalier, pendant que les deux garçons allaient chercher à boire à la cuisine.
Nadine faisait les cent pas avec le bébé. Elle le berçait, lui parlait, fredonnait, essayait tétine et biberon. En vain. Mais elle s’obstinait. Elle décrivait l’odeur d’un élevage de poulets, elle racontait la fois où son imbécile de frère l’avait poussée à l’eau dans le ruisseau, avant qu’elle sache nager, et celle où son autre imbécile de frère, qui n’avait pas le permis, avait pris la camionnette de son père, bu un litre de bière et embouti une bétaillère. Le nourrisson l’écoutait en silence, mais se remettait à brailler dès qu’elle se taisait. Elle continua donc à faire les cent pas, à le bercer, à lui parler, à fredonner, jusqu’à ce que — enfin — il se calme assez pour prendre le biberon. Elle s’assit alors près du feu.
« Tu crois qu’on me laissera le garder ? demanda-t-elle.
— De qui tu parles ? »
Kris souriait.
« Des gens qu’il y aura là où on ira. Des médecins, je suppose. La première chose qu’ils demandent, c’est qui est la mère. »
Le bébé produisait de petits bruits de succion. Nadine était une femme rude qui avait mené une vie rude, mais elle le contemplait avec tendresse.
« Je pense que oui. C’est une bonne idée, je trouve. Ce sera le grand frère », répondit Kris.
Quand Nadine sourit, l’étirement de ses joues fit presque disparaître son bec-de-lièvre.
« J’espère que tu ne seras pas comme les miens », dit-elle au bébé.
La chaleur du feu avait dissipé l’humidité.
« Ça fait bizarre, hein ? reprit-elle.
— Quoi donc ?
— D’avoir des projets. »
Kris croisa les bras sur son ventre. Se balança d’avant en arrière. Hocha la tête, le regard capté par le feu. Quand le nourrisson refusa de boire davantage, Nadine se le posa sur l’épaule puis lui tapota le dos jusqu’à ce qu’il ait un renvoi, suivi d’un filet de vomi.
« Eh merde ! » s’exclama-t-elle.
Il se remit à pleurer.
Kris le récupéra, Nadine dénicha une chemise par terre et s’essuya le dos de son mieux. Le bébé hurlait toujours. Kris se leva, entreprit à son tour de faire les cent pas et essaya de lui redonner le biberon, mais il ne se laissa pas faire.
Nadine jeta la chemise sale de côté, se leva, elle aussi, et le reprit.
« Assieds-toi, dit-elle à sa compagne. Pas la peine de marcher plus que nécessaire. »
Elle se remit à parcourir la pièce éclairée par le feu, en berçant le nouveau-né et en chantonnant. Les pleurs s’apaisèrent un peu.
« Il a quelque chose qui cloche, c’est sûr, déclara-t-elle.
— Les bébés, ça vomit, répondit Kris.
— Je sais, mais lui, il n’arrête pas de hurler. Le pauvre, il est tellement malheureux.
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