Virginie Despentes - Baise-moi

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Prostitution, homosexualité, meurtres, vols… deux jeunes filles, Nadine et Manu, refusant de se résigner face à la vie, s'aventurent dans un monde immoral et sans loi. Prédatrices insatiables, elles nient défaites et frustrations, persuadées que ce qui ne les tuera pas les rendra plus fortes…
" Voici du pain blanc pour cinquante ans de critique " écrivait Céline en rendant le manuscrit de Voyage au bout de la nuit. Ce n'est pas le cas du premier roman de Virginie Despentes, qu'on lui a pourtant longtemps comparé. Cette réédition en poche du livre par lequel le scandale est arrivé nous permet de constater à quel point on a fait beaucoup de bruit pour rien. Les aléas de la vie de Nadine et Manu, deux paumées en mal de sensations fortes, ont à peu près autant d'épaisseur qu'un Manix 00. Un sujet que nos deux héroïnes – le sexe – connaissent bien. Car aucun cliché ne nous est épargné: la prostitution, le meurtre de sang froid, l'argent, le vol, l'homosexualité… Sorte de Thelma et Louise à la française, Baise-moi passe au miroir grossissant tous les vices que deux marginales peuvent potentiellement développer. D'une écriture frigide, Virginie Despentes nous plonge dans l'univers chaotique de deux petites frappes en cavale. A grands coups de JB, de masturbation et de tirs de revolver, elles tentent de trouver les limites. Mais cet opus, qui se veut provocateur, finit sur un ton bien comme il faut. Pour ne pas casser le suspense – si tant est qu'il y en ait -, nous dirons qu'elles finissent frappées par un juste coup du sort. Aussi excitant qu'une partie de pêche à la mouche sur un lac suisse.-Chloé S.-

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S'assurer qu'elle est morte. Pas la peine.

En rassemblant les éléments qu'elle a eu le temps de voir, elle comprend que Manu a décidé – elle ne saura jamais pourquoi – d'ouvrir le feu sur le type qui tenait le magasin. Et ce type avait une carabine chargée et il n'a pas hésité. Elle ne saura jamais pourquoi.

Elle pense en automatique. Mais rien n'évoque rien, vide d'émotion. Une partie d'elle-même récapitule les faits. Opération clinique. Une autre partie s'est déconnectée. Elle n'a pas envie qu'elle se remette en marche. Elle n'a pas envie de vivre ce qui va venir.

Manu est au milieu de la pièce. Vue du dessus, jetée à terre, ensanglantée. La tête séparée du tronc par une blessure luisante.

Nadine vide le tiroir-caisse. Elle est absolument calme. Elle sent que ça vient, elle le sent gronder dans sa gorge.

De temps en temps, elle jette un œil sur le petit corps au milieu de la pièce. Elle n'a rien renversé en tombant.

Elle a froid.

Au-dessus de la plaie, Manu garde un sourire féroce.

À quoi elle a pensé au dernier moment?

En tout cas, ça l'a fait sourire. Au dernier moment.

Elle ne peut pas la laisser là, avec ses jambes toutes blanches et ce mauvais rictus. Ses cheveux si courts qu'on lui voit le crâne.

Elle réfléchit en boucle, déglutit péniblement. Elle tremble de froid et elle est trempée de sueur. Elle attrape une couverture sur une étagère. Elle enveloppe le corps et elle a peur que la tête se détache du tronc. À part une fois chez Fatima, elles ne se sont jamais touchées d'aussi près. Elle regrette stupidement de ne l'avoir jamais prise dans ses bras.

C'est quand elle pense à ça et qu'elle trouve ça stupide, que ça sort de sa gorge et elle revient à elle.

Elle l'installe sur la banquette arrière de la voiture, retourne au magasin prendre plusieurs bouteilles de whisky. Elle pleure sans faire de bruit, elle pleure comme elle respire d'habitude. Elle démarre, cherche à compter depuis combien de jours elles sont ensemble. Vide une demi-bouteille de whisky et passe la première.

Besoin de personne.

Elle baisse un peu le son. Demande à voix haute:

– C'est quoi le dernier truc qu'on s'est dit?

Ce qu'elle dit est incompréhensible parce qu'elle n'a pas cessé de sangloter. Elle répète:

– Le dernier truc qu'on s'est dit, putain, c'était quoi?

Carambolage interne, elle se fouille la mémoire et ne parvient pas à se souvenir. Elle monte vers la forêt, elle ne voit rien à cause du soleil et des larmes.

Elle s'arrête plus haut. Elle titube en sortant. Les arbres sont très verts et la lumière jolie.

Elle la sort tant bien que mal de la voiture. Elle a peur que la tête se détache, elle la tient précautionneusement pour qu'elle reste soudée au tronc. Elle ne veut pas prendre ça dans les yeux. Elle la pose à terre. Elle ouvre la couverture. Ce cadavre précieux. Déboutonne le corsage de Manu. Le bas du corps intact et blanc, presque une peau de vivante. Écrabouillée jusqu'au menton. Puis le visage intact. Il ne manque pas grand-chose.

Parce qu'elle en a vu quelques-uns ces derniers temps, le corps mutilé ne la dégoûte pas vraiment. Elle caresse Manu à la tempe, essaie de rester digne pour lui parler un peu:

– Je vais te laisser là. J'espère que c'était aussi bien pour toi que pour moi. J'espère que ça t'a tait du bien pareil. Je vais te laisser là.

Elle ouvre une première bouteille de whisky, en boit autant qu'elle peut d'une seule traite. Elle s'étrangle en avalant parce qu'elle pleure en même temps. Elle vide le reste de la bouteille sur la petite à terre. L'embrasse doucement au milieu du ventre couvert de whisky. Chiale à torrents, frotte son front contre ce ventre. À travers ses larmes, elle voit les ongles rouges brillants et immobiles. Elle vide une autre bouteille sur le corps. Elle le recouvre soigneusement. En verse une troisième.

Maintenant, chaque fois qu'elle y pensera, ça sera d'abord comme ça. En sous-bois, jolie lumière, la gorge arrachée et mouillée de whisky.

Elle repense à Francis. Ça semble tellement loin. Bouclage de boucle. Heureusement que «toujours» elle peut compter ça en heures.

Elle cherche son briquet et fait cramer une carte routière. La tient à bout de bras jusqu'à ce qu'elle ait bien pris feu.

La balance sur le corps. Ça aussi c'était vrai, le whisky brûle bien. Le corps se recouvre d'une flamme courte et uniforme, une couverture qui danse. Le premier truc qui crame, ce sont les cheveux, en grésillant. L'odeur est forte. Puis une nouvelle odeur, celle de la peau. Ça fait penser aux desserts flambés dans les restaurants.

Nadine s'appuie contre l'arbre pour vomir. Elle continue a sangloter, ce qui fait que la gerbe sort par saccades et l'étouffe. Elle ravale du vomi qu'elle recrache aussitôt, elle tombe à genoux dans la gerbe et ne cherche pas à se relever.

Plus tard, elle remonte dans la voiture. L'autoradio à fond.

The monopoly of sorrow.

II y a une tache sombre de sang sur la banquette arrière. Machinalement, Nadine réfléchit que ça ne se remarque pas trop sur la housse sombre.

Elle se regarde dans le rétroviseur. Elle a moins l'air d'un mec avec ses yeux bouffis.

Elle décide d'aller au rendez-vous avec Fatima.

I went in war with reality. The motherfucker, he was waiting for me. And I lost again.

Ça ne fait pas une semaine qu'elles se connaissaient.

TROISIÈME PARTIE

Elle fait un premier tour du parking au ralenti. Elle ne pleure plus. Crampes aux mains car elle serre le volant trop fort. Elle écrase une cigarette dans le cendrier à côté de la boîte à vitesse. En rallume aussitôt. Parcourt des yeux la foule sur le parking. Elle a mis les lunettes de soleil de Manu. Elle a du mal à faire attention, à se souvenir qu'elle cherche Fatima parmi ces gens. Elle pense dans le désordre, par saccades. N'importe quoi lui vient à l'esprit. Elle aime bien laisser la musique lui venir dans la tête et y prendre tout l'espace. Elle peut tous nous choisir pas besoin de courage. Le morceau se confond bien avec sa propre angoisse, une réalité sonore adéquate. Comme une manifestation dehors de ce qui se détraque dedans. La peur est là, on ne la voit pas, on ne la sent pas, on peut la sentir sur les routes la nuit. C'est la dame blanche.

L'araignée tisse sa toile entre elle et l'extérieur, lui donne du calme en retour. Elle est bouclée au fond d'elle-même.

Elle fait un deuxième tour, elles s'étaient dit vers la station d'essence. Son esprit se barre et lui balance des images de Manu, en vrac.

Fatima est appuyée à un panneau de numérotation d'allée, l'allée 6. Tarek est assis par terre à côté d'elle, une bouteille de Coca en plastique entre les jambes. Nadine se demande si elle a envie de les voir.

Ils viennent vers elle. Nadine se rend compte qu'elle doit avoir un visage très particulier, à l'expression qu'ils prennent en approchant. Elle reste debout, immobile, attend qu'ils la rejoignent.

Tarek lui sourit largement:

– Je ne t'avais même pas reconnue.

Il est un peu embarrassé, il ne sait pas bien quoi dire. Il la dévisage avec une inquiétude grandissante. Elle aime bien sa voix, mais elle ne trouve rien à lui dire. Fatima la considère et ses yeux sont plus sombres que jamais. Elle l'enlace sans hésitation, la serre contre elle pour la consoler et, quand Nadine recommence à pleurer, elle la broie contre sa poitrine.

Puis Nadine s'écarte d'elle, dit:

– Elle s'est fait descendre, il y a une heure. Une connerie.

Les mots sortent mal prononcés. Le ton sur lequel elle l’a dit est vraiment saugrenu, déplacé. Elle ne veut pas parler. Ils sont en dehors de tout ça, inexorablement, même si Fatima est chaude et vivante. L'araignée a fait du bon travail, la toile est plus solide et opaque qu'un mur. Une partie de son cerveau s'est tranquillement détachée et la regarde faire. Se tenir droite sans rien dire, suivre Tarek à la voiture.

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