Virginie Despentes - Les chiennes savantes

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Avec un langage tellement cru que l'on a du mal à croire qu'il puisse être réellement utilisé, Virginie Despentes raconte des histoires de dérive, de cavale, mais aussi de quotidien plus ou moins sordide. Les histoires sont poignantes, l'émotion suscitée par la lecture est vive. L'utilisation d'un tel langage permet d'affranchir la réalité racontée de tout filtre édulcorant: l'outrance permet de mieux appréhender les personnages que ne pourrait le permettre un langage plus normal (plus banal). L'utilisation de ce langage est un artifice d'auteur: le langage utilisé ne correspond pas au nôtre, et cela permet à l'auteur de nous projeter volontairement dans un tissu narratif dont les règles ne sont pas les règles que l'on a coutume de rencontrer; le langage nous force à penser et à ressentir d'une certaine manière. Ainsi, on construit sa représentation personnelle des personnages sur leurs actions et sur leurs paroles, tout en acceptant comme normalité la logique propre de ces personnages, parce que notre projection dans leur langage fonde cet aspect logique: l'outrance du langage se justifie elle-même. A partir de là, l'outrance même de l'histoire disparaît, et l'on a des romans aux histoires simples et émouvantes. La violence des actions est au niveau de la violence du langage: elle s'efface donc elle aussi. La sous-narration sexuelle apparaît elle-aussi effacée par le langage, même si elle reste parfois déstabilisante pour un lecteur masculin (l'évocation de la libido féminine sous un jour habituellement utilisé pour la libido masculine surprend). Dans ces romans où tout les éléments constitutifs possèdent la même outrance (langage, action, sexe, mais aussi villes moralement délabrées et société décrépite), il n'y a pas de contraste pour marquer l'anormalité de tel ou tel élément. Cela permet donc d'atteindre une finesse de sentiments sous-jacente, comme l'immobilisme et les sentiments de l'Education Sentimentale permettent de saisir les raisons des errements amoureux de Frédéric. En somme, l'auteur nous montre qu'une description crue ne concerne pas forcément des sentiments crus.

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Virginie Despentes Les chiennes savantes I love you Jane probablement - фото 1

Virginie Despentes

Les chiennes savantes

I love you Jane, probablement forever.

À Florent.

There's a place I try to go

So far from here

I close my eyes but I can't

Can't disappear…

ST. MIKE M.

MERCREDI 6 DÉCEMBRE

16 H 00

L'air dans le cagibi était empreint d'une chaleur sale.

Affalé sous ma chaise, Macéo, le chien de Laure qu'elle nous avait confié le temps d'un rendez-vous, suffoquait calmement. Épaisse langue rosé et blanc, frémissante, toute sortie. C'était une bête énorme, à la robe flamboyante et aux grands yeux stupides et vagues.

Cathy dessinait des fleurs à pétales gigantesques sur la dernière page de son carnet d'adresses.

De la cabine adjacente, Roberta glapissait:

– Dis donc, vieux cochon, qu'est-ce que tu me racontes là? Qu'est-ce que tu ferais avec ma petite culotte?

Avec sa voix de fille, dissonante, trop aiguë et faussement indignée.

On entendait le type s'échauffer, marmonner des choses incompréhensibles.

Dos tourné à la porte, je faisais un mélange sur un magazine ouvert. Comme ça, si Gino entrait à l'improviste, j'avais le temps de refermer le canard et de prendre l'air de rien. L'air de la fille pas chiante qui attend qu'on la sonne pour faire son tour de piste.

Gino tenait l'entrée de L'Endo, le peep-show où je travaillais cet hiver-là. Ex-toxico, il ne ratait pas une occasion de la ramener sur le sujet: «Les drogues douces, c'est vraiment trop con, je vois pas à quoi ça sert, franchement, comprends pas, ça abrutit à peine, ça fatigue et c'est tout, comprends pas.» Il enchaînait généralement sur un rappel de son parcours d'héroïnomane, nostalgie des vraies drogues, celles toutes teintées de romantisme et de gloire. Gino avait le blabla facile, sans être beau parleur.

À côté de ça, c'était un gaillard bien bâti, honnête et travailleur. Jamais drôle, aucun sujet qui ne mérite un froncement de sourcil et une sentence définitive. Pointilleux sur la morale, comme on en trouve beaucoup dans la prostitution.

J'en étais à écraser les morceaux de tabac trop gros pour le mélange quand le haut-parleur a réclamé une fille en piste. J'ai tourné la tête vers Cathy, attendu qu'elle lève les yeux de son croquis, puis j'ai montré mon mélange du menton:

– Ça m'arrange pas trop d'y aller.

Elle s'est levée de mauvaise grâce, mais en se hâtant car le client n'attendait pas.

Je balayais précautionneusement le mélange avec la paume de la main pour tout balancer sur le collage, j'ai entendu des voix dans l'entrée:

– Ciao, ciao, Gino! Tu as vu ce temps dehors? Quel soleil! Ça te réchauffe le bonhomme ça, non?

J'ai jeté un coup d'œil à la pendule, pas mécontente que l'heure de la relève arrive sans que je l'aie guettée.

Stef a précédé Lola au cagibi, m'a tancée d'un «bonjour» plein de reproches. Elle n'avait rien à me reprocher, mais c'était son mode d'expression.

Les deux filles apparaissaient rarement l'une sans l'autre. Depuis qu'elles travaillaient là, je ne les avais jamais vues se taper sur les nerfs, elles avaient l'entente sereine et à toute épreuve. La loi des contrastes, ou quelque chose comme ça…

Quelques semaines avant qu'elles se fassent embaucher à L'Endo, j'étais passée voir un type qui tenait un peep-show rue Saint-Denis parce qu'on m'avait dit qu'il vendait des rapides. Il était absent; son remplaçant était cordial, très fier de son bordel; il avait insisté:

– Tu devrais jeter un œil sur la piste, on vient de tout refaire, et tu me diras des nouvelles des filles, vas-y.

La nouvelle déco de sa piste était consternante, on se serait cru dans un cabinet de dentiste high-tech. Mais les danseuses étaient bonnes, rien à redire. Stef et Lola m'avaient fait grosse impression et j'avais été vaguement décontenancée de les retrouver à Lyon.

Je n'avais fait aucun commentaire, parce que Stef était trop antipathique. Et que ça ne me regardait pas.

Le hasard faisait quand même furieusement les choses, parce que, ce même jour rue Saint-Denis, j'étais allée chercher un café-cognac pour le taulier au café d'à côté. Et la serveuse m'avait marquée, à cause du sourire défoncé. Deux jours après l'arrivée de Stef et Lola, je la croisais dans Lyon. Je n'en avais tiré aucune conclusion, je n'étais pas femme à anticiper les embrouilles.

Ce jour-là, Lola avait sa voix rauque très groove de quand elle était bien attaquée. À peine arrivée, elle a brandi une bouteille de Four Roses:

– Paraît qu'il n'y a personne aujourd'hui? Ça tombe bien, regarde ce que je ramène!

Voix nerveuse, sèche et systématiquement réprobatrice de Stef:

– Gino vient de te prévenir que Roberta était dans la n° 4, tu crois pas que tu pourrais parler plus doucement?

Lola, plus doucement, mais pas très ennuyée:

– Mes plus plates excuses, choupette, j'ai encore fait u n black-out…

Et elle s'est penchée sur moi pour m'embrasser, ses joues étaient toujours brûlantes.

Les deux filles portaient de gros pulls sur des treillis informes. Elles endossaient toujours le même genre de sapes paramilitaires dans le civil. Ça donnait à Stef d'inquiétantes allures de colonel et à Lola une touche de gouine dépressive. Elles étaient brillantes pour trouver des fringues de patates.

C'était surchauffé à l'intérieur puisqu'on était tout le temps moitié à poil et elles se sont immédiatement déshabillées, debout devant leurs casiers.

La porte de celui de Stef était tapissée de photos de Boulmerka, grimaçant juste après la victoire. Tous les jours elle ramenait L'Equipe et l'épluchait consciencieusement. Les rares fois où je l'avais entendue ouvrir sa gueule pour éjecter plus de trois mots, c'était pour commenter une finale ou une course. Stef était fascinée par la force et l'épreuve.

Lola s'intéressait de loin à la chose, mais l'abordait sous un autre angle. Elle avait accroché à la porte de son propre casier des portraits en pied de Sotomayor et de tous les Boli, et parfois les contemplait d'un air songeur:

– Imagine celui-là, il arrive, il t'emmène, t'imagines ce qu'il te fait?

Pendant que Stef se préparait, pliant militairement chaque sape de ville qu'elle quittait et dépliant tout aussi rigoureusement chaque sape de travail qu'elle enfilait. Lola, en soutien-gorge et treillis, s'était assise sur la table de maquillage, pieds nus sur le tabouret. Ses pieds n'étaient pas faits, les ongles étaient longs, jaunes et épais, le talon couvert d'une couche de corne. Des pieds de sauvage. Elle a regardé l'heure, s'est étirée:

– On est pas pressées, Louise, je te paie à boire?

Échange de bons procédés, j'ai accepté son offre en lui tendant le spliff.

Bien qu'on se connaisse depuis peu, on était bien parties pour de grands rapprochements. Sans même le chercher, juste en laissant venir. En attendant d'être vraiment de connivence, nous échangions de longs regards aimables.

Elle a rempli deux verres en plastique de whisky et en tirant trop furieusement sur le biz elle s'est pris un bout rouge sur le sein gauche, a fait un geste brusque (pour s'en débarrasser et a renversé la bouteille de Four Roses sur la tête de Macéo, le chien de Laure. Qui en se relevant brusquement fit tomber le sac de Roberta.

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