– Si vous changez d'avis, si vous voulez tenter votre chance, j'ai un plan pour vous. Pas très loin d'ici. Un architecte chez qui j'ai travaillé, j'y faisais des ménages. Il vit tout seul, il suffit de le forcer à ouvrir son coffre. Et avec ce qu'il y a dedans, vous pouvez partir faire un tour où ça vous amuse.
– Pourquoi tu le fais pas, toi?
– Moi, il me connaît et je veux pas y envoyer Tarek. Si ça peut vous servir, je vous explique le plan. C'est con que ça profite à personne. Ce coffre est bourré de diamants. Pis c'est con que vous tentiez pas un truc sérieux, vous n'avez rien à perdre.
Manu proteste énergiquement:
– On a rien à perdre, c'est vite dit. Et notre quiétude d'âme, qu'est-ce que t'en fais?
Nadine renchérit:
– On fait pas ce genre de truc. Nous, on est plus dans le mauvais goût pour le mauvais goût, tu vois… Mais c'est cool de ta part de nous en parler.
– Ouais, putain, c'est chouette de ta part, carrément. Mais t'en as déjà bien assez fait pour nous, sérieux, on a besoin de rien d'autre.
Elles ont passé plusieurs heures assises à la table. Nadine jette les emballages froissés et les boîtes vides dans un sac plastique. Puis, du bout de l'ongle, gratte une tache. Cendriers débordant de filtres en carton, écrasés en accordéon. Manu y laisse invariablement du rouge, elle sort régulièrement son tube et se repeint les lèvres; maintenant qu'elle est raide, elle déborde même un peu. Quand elle parle ou quand elle éclate de rire, ça fait blessure animée au milieu du visage blafard, balafre rouge sang se détend, se déforme. En rire, en insulte, en protestation énergique. On ne lui voit que la bouche, toujours en mouvement. Et les ongles s'agitent autour, attrapent l’œil et l'amusent, taches rouges papillonnantes, cerclées de crasse noire.
Quand Tarek s'est joint à elles, Fatima le guettait furtivement, appréhendait sa réaction. Au début, il évitait de s'adresser directement aux deux étrangères. Puis progressivement, il s'est laissé aller. Il n'aime pas les gens qui boivent, mais il a juste souri quand il a capté dans quel état elles s'étaient mises. Il est resté là, bien plus tard qu'il ne l'avait initialement prévu, à son tour pris au manège rouge de Manu. Ce qu'elle fait n'a jamais l'air sérieux. Sauf que c'est un vrai flingue qu'elle a sorti face aux flics, avec des balles bien brûlantes pour le fond de leur ventre. Fatima ne l'a pas vue tirer parce qu'elle courait. Confusément, elle imagine les balles sortir de sa bouche, d'autant plus clairement qu'elle a beaucoup fumé. En même temps qu'elle éclate de rire, la petite crache des balles, tue des hommes pour de vrai.
Nadine est plus en retrait, au début sa tête ne revenait vraiment pas à Fatima. Elle regarde beaucoup trop, elle pense sans se prononcer. Manu exhibe tout ce qui lui passe par la tête, Nadine tient compte du jugement d'autrui, et choisit de dissimuler ce qui lui semble indicible. Fatima la soupçonne de cacher des choses hideuses. Quelqu'un qui aurait mal supporté l'humiliation, tout en restant très doux en surface. Double face. Elle a gardé un ton poli, de bonnes manières. Elle parle souvent comme une jeune fille, elle trompe son monde. Qui se méfierait de cette grande femme un peu terne, presque niaise? Fatima n'ose pas leur demander si elles couchent ensemble. C'est à ça qu'on pense quand on les voit. Elles ne se touchent jamais mais gardent un œil l'une sur l'autre, se cherchent à tout instant. Quand elles rient, c'est toujours de la même chose, et leurs corps se rapprochent souvent. Quand l'une allume une clope, elle en tend une à sa comparse, sans même s'interrompre, naturellement. Elles se coupent la parole sans arrêt, ou plutôt elles parlent à deux. Elles remplissent toujours les deux verres. Sans s'en rendre compte. Elles ont les mêmes mots, les mêmes expressions. De la connivence presque tangible. Elles ressemblent à une bête à deux têtes, séduisante au bout du compte. Fatima a du mal à imaginer qu'elles ne se connaissent que depuis une semaine. Elle aurait du mal à les dissocier, les imaginer l'une sans l'autre.
Le soleil se lève quand Fatima dit qu'elle va se coucher. Nadine prend les verres sur la table et les empile sur l'évier, vide un cendrier et passe l'éponge sur la table. Les autres la regardent faire. Elle rince l'éponge et la pose sur le bord de l'évier, et s'essuyant les mains, toujours de dos, elle dit:
– Le plan des diams dont tu nous as parlé, si tu veux, on peut le faire. Si vraiment il suffit de rentrer chez ce type et de lui faire ouvrir ce coffre, nous, ça nous coûte rien.
Elle passe la main dans ses cheveux, attend sans doute que la petite dise son mot sur la question et comme rien ne vient, elle enchaîne:
– On s'ajoute une victime au tableau, on te file les diams, tu te débrouilles. Nous, ça nous retarde sur rien vu qu'on a rien à faire. Toi, ça t'évite d'aller faire la conne entre deux flics. En échange, tu vas au rendez-vous à la gare de Nancy, je sais que je peux te faire confiance. Et pour nous, c'est risqué d'attendre plusieurs jours dans une gare. Comme ça, ça arrange tout le monde.
Manu va vers elle, elle a du mal à faire les quelques pas qu'il faut pour la rejoindre parce qu'elle s'est vraiment mis le compte et, quand elle parle, on la comprend mal, mais elle y met beaucoup de conviction:
– Ça, c'est une chouette idée. On va aller chercher les diams. Toi, t'iras à Nancy. C'est tellement chouette, j'aurais pu y penser moi-même.
Nadine la pousse et, comme l'autre ne tient plus bien debout, elle s'écrase sur la table. La grande la relève et la tient par la taille.
Fatima dit:
– Il n'y a aucune raison pour que vous fassiez ça.
Manu proteste, exagère sur la véhémence:
– Ouais, mais il n'y avait aucune raison pour que tu nous donnes ce plan, il n'y avait aucune raison pour qu'on assassine les méchants policiers, ni pour que tu nous ramènes. Les bonnes raisons ne font pas les meilleures actions, alors on va y aller. Mais tout de suite, on va dormir et on discutera demain.
Fatima réfléchit. Elle n'a pas à accepter. Si elle refuse, elle ne les reverra jamais. Elle entendra parler d'elles un moment à la télé, jusqu'au jour où elles se feront abattre. Peut-être à ce rendez-vous dans une gare. Elle leur demande:
– Pourquoi vous teniez tellement à ce rendez-vous, vous avez dit que vous ne connaissiez pas vraiment cette fille?
Manu s'indigne avec une tonitruante grandiloquence:
– Et quoi encore, tu veux pas qu'on aille se rendre au commissariat le plus proche aussi? On a promis, on t'a dit, on a promis à Francis. Je croyais que t'étais le genre de fille à comprendre que ça se discute pas.
Fatima n'insiste donc pas, tout en se souvenant que Manu n'a jamais rencontré ce Francis.
Elles secouent la tête d'un air navré, prennent des airs désolés, se regardent faire mutuellement et se trouvent très drôles l'une l'autre. Elles rient en montrant leurs dents, qu'elles ont l'une comme l'autre fort abîmées.
Fatima sait que, de toutes façons, elles ne changeront pas d'avis. Elles iront à ce rendez-vous si elle n'y va pas. Même s'il est suicidaire de rester plusieurs jours dans une même gare. Même si elles y sont attendues par un cortège de flics. Elles iront. Parce qu'elles ont ça dans le crâne.
Fatima décide qu'elle acceptera le deal. De toutes façons, l'idée de les quitter définitivement dans quelques heures lui déplaît foncièrement.
Tarek et elle sortent. Elles restent un moment dans la cuisine, à rigoler l'une contre l'autre.
En sortant, Fatima remarque pour elle-même: «C'est sûr qu'elles ne couchent pas ensemble. Parce que c'est ce qu'elles ont trouvé de mieux pour se dire qu'elles sont sœurs.»
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