Une fois dans la rue, Nadine sent la peur lui fuser dans la gorge et les bras. Jusqu'à ce moment, elle n'a pas réfléchi, les gestes sont venus, automatiques. De drôles de gestes, d'une effarante efficacité. Automatiques.
Elle a enregistré tous les détails. Ils lui reviennent à mesure qu'elles marchent. Les yeux de la femme se refusent à croire ce qui arrive, ces yeux ouverts en grand disent: «Ce n'est pas possible.» Ils se débattent et scrutent pour comprendre. Les cheveux de la dame sont soyeux et parfumés, le chignon se dénoue quand elle la bouscule pour la faire avancer. Le canon noir et brillant s'approche de la ligne claire du menton, la gorge offerte, les mains de la femme qui tâtonnent, se protègent gauchement, cherchent à se libérer. L'incroyable détonation. Changement de tableau. Les yeux intacts surplombent un carnage de visage, le sang coule abondamment, épongé par le tissu du tailleur bien coupé. Les cheveux défaits et tachés, les jambes pliées n'importe comment.
Cette formidable détonation, la ligne du menton est partie en bouillie. La femme entière est partie en purée.
Manu descend la fermeture de sa veste noire, ôte sa casquette et balance le tout dans la première benne à ordures qu'elles croisent. Nadine l'imite, son blouson est taché à la manche, comme si on lui avait gerbé de l'hémoglobine dessus. Elles se remettent à marcher, sans échanger un mot. Au bout d'un moment, Manu rompt le silence:
– Ouais, ben c'est comme quand le film était bon, ça laisse un peu sur le carreau juste après…
– Ça va excessivement vite, en fait…
– Exactement comme de monter sur scène. Ceci dit, tu devrais faire gaffe, t'étais beaucoup trop près d'elle quand j'ai tiré, j'aurais pu t'arracher un bras.
– On améliorera tout ça avec l'expérience.
Conclut sereinement Nadine. Manu demande en souriant pensivement, elle est beaucoup plus calme qu'à son habitude:
– Ça t'a plu?
Haussement d'épaules, Nadine hésite à peine avant de répondre:
– Juste après, je me suis sentie violemment mal. Le couloir pour ressortir faisait des kilomètres et j'aurais voulu m'asseoir et pleurer, ambiance fin du monde. Et maintenant, je me sens vraiment bien et j'ai qu'une envie…
– C'est de remettre ça.
Au crache-thunes, elles retirent du liquide jusqu'à ce que la machine fasse stop. Nadine fait deux paquets approximativement égaux, Manu broie le sien dans sa main et le fourre dans sa poche arrière.
Nadine veut un walkman classe. Elle dit qu'avec la carte et le code elles peuvent se payer plein de trucs. Elle veut aussi acheter le même tailleur que la femme.
Elles entrent dans un magasin avec une vitrine pleine de walkmans. Nadine demande au vendeur de lui en sortir cinq ou six différents. Elle se sent bien, à croire que son corps produit de la coco en permanence et la tient très très haut. Le vendeur a une bonne tête. Les cheveux en brosse, boucle d'oreille. Compétent et affable, un espace entre les dents de devant. Il ne sait pas. Il y a toujours eu cet espace entre elle et les gens, ce quelque chose de terrible qu'elle avait peur qu'ils découvrent et c'était ridicule puisqu'elle n'avait rien à cacher. Maintenant elle a de bonnes raisons de craindre leurs indiscrétions, de bonnes raisons pour trouver leur amabilité déplacée. Cette bonne vieille sensation d'imposture, d'abuser de la confiance des gens. Le vendeur ne sait pas. Il déblatère des trucs sur les modèles respectifs. Souriant et pas trop arnaqueur. Nadine les essaie un par un, plaisante avec le jeune homme. Elle sent confusément qu'elle lui plaît. Ça l'excite à fond.
Les mains dans les poches, Manu a fait le tour de la boutique sans dire un mot. Elle se rapproche du comptoir et dit:
– Prends-les tous, je vois pas pourquoi on s'emmerderait.
Le vendeur trouve la boutade drôle, il rigole de bon cœur. Nadine est appuyée au comptoir, penchée vers lui. Il a un joli rire, un rire de gosse. Quand elle voit sa face changer radicalement d'expression, elle se déporte spontanément sur le côté, pour laisser champ libre à Manu. Elle a le temps de demander:
– On peut payer par balles?
Et en ricanant bêtement, elle ouvre son sac et balance tous les walkmans à l'intérieur. Elle relève la tête quand ça explose: ça lui a bousillé le ventre en son milieu, la vitre derrière lui en a pris un sacré coup aussi. Ça fait mauvais trucage, le sang en gerbe derrière. Elle se penche sur le comptoir pour attraper des piles. Il se tortille par terre en hurlant. Manu se penche à son tour, décrète:
– Y a plus de peur que de mal.
Elle passe par-dessus le comptoir, bloque la tête du type avec son pied et se penche pour coller le canon dans ses cheveux et tirer à nouveau. Il est secoué de spasmes, puis il se détend brusquement.
Elles sortent et se dépêchent de changer de coin. Les walkmans dans le sac pèsent lourd et font un drôle de cliquetis. Manu claque des doigts, passablement agacée:
– Putain, on a pas le sens de la formule, on a pas la bonne réplique au bon moment.
– On a eu les bons gestes, c'est déjà un début.
– Ouais, mais maintenant que c'est mon tour de piste, je préférerais soigner ça.
Nadine ne répond rien. Elle est un peu déçue parce qu'il lui semblait justement qu'elles assuraient pour la réplique. La petite insiste:
– Merde, on est en plein dans le crucial, faudrait que les dialogues soient à la hauteur. Moi, tu vois, je crois pas au fond sans la forme.
– On va quand même pas préparer des trucs à l'avance.
– Bien sûr que non, ça serait contraire à toute éthique.
Nadine change de sujet:
– Putain, mais y a personne dans les rues où on va. Tu te rends compte comme c'était facile? J'aurais pas cru ça, sinon ça ferait un moment que je me serais servie.
– Faut y aller à l'instinct et ça marche correct. D'autres fois, tu vas cogiter un truc mortel et tu vas te faire niquer pour un stupide détail. Faut faire confiance, t'es obligée.
Elle a coincé le flingue entre son ventre et son pantalon. Elle le sent quand elle marche, elle est sûre que le canon est chaud. Elle grommelle:
– Par contre, faut pas que j'oublie que j'ai que huit coups, j'ai pas les moyens de me lancer dans de la gun-fight spectaculaire.
– Ouais, faudrait pas que tu fasses trop ta maligne.
– Faut pas qu'on déconne, grosse, faut penser à acheter à boire avant de rentrer.
Personne ne les attend à l'hôtel. Le réceptionniste a changé. Le nouveau leur parle pendant qu'elles attendent l'ascenseur. Avant qu'elles montent, il dit:
– Si vous vous ennuyez le soir, vous pouvez descendre boire un coup, y a des bières au frais.
Nadine tourne la tête et lui sourit. Il a de grands yeux bruns, quand il est sorti de derrière son bureau, elle a vu ses chevilles nues dans des baskets basses en toile. La peau mate et le sourire bien blanc. Elle ajoute: «À tout à l'heure» avant que la porte ne se referme. Ce serait cool de l'attraper.
Elles boivent du whisky. Nadine le noie dans du Coca, Manu désapprouve:
– Je trouve cette pratique totalement barbare, ça me désole de te voir faire ça.
Nadine ne trouve rien à répondre. Elle demande:
– Ça te fait pas bizarre qu'il ne se passe rien?
– Arrête de débloquer une seconde… on peut pas dire qu'il se passe rien.
– Non, je veux dire qu'on soit là à glander à l'hôtel, après tout ça. Tout ce sursis, à croire que tout est permis.
– Tactiquement, c'est pas bon de penser à ça. Parce que ça fait irrémédiablement penser à quand tu vas te faire pécho. Et ça c'est nocif au mental, c'est un coup à mal dormir.
Nadine trouve le conseil judicieux et y réfléchit en silence. Puis elle se ressert un verre et Manu recommence à déblatérer contre le mélange whisky-Coca.
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