Manu lui demande d'attendre à la cuisine, lui propose de se faire un café. Pendant ce temps, elle rassemble ses affaires.
Quand elle braille: «On peut y aller», l'autre ne répond pas. Elle a remis son walkman et Manu est obligée de la secouer par l'épaule pour qu'elle revienne à la réalité.
Elle sort la voiture du garage sans problème, la petite est rassurée quant à ses aptitudes à conduire.
Elles roulent sans parler. La grande a des cernes qu'on dirait tracés au marqueur. Une drôle de gueule. Pas désagréable en fait, mais très surprenante.
Pourvu qu'elle ait les nerfs solides. La petite regarde la route sur le côté, les arbres défilent à toute vitesse et s'étalent comme des immeubles allongés. Elle demande:
– On t'attend à Paris?
– Non, pas spécialement.
– Ça tombe bien parce que tu n'y seras pas cette nuit.
Manu sort son flingue, juste pour que l'autre le voie mais sans la mettre en joue. Elle explique:
– Moi, je suis dans la merde et c'est dommage que ça tombe sur toi, mais j'ai besoin que tu m'emmènes en Bretagne. Là-bas, tu garderas la caisse pour rentrer, elle n'est pas déclarée volée. Et même, je peux te payer le plein pour revenir.
La grosse n'a pas sourcillé. À peine arrondi les yeux. Soit c'est une ancienne de la péripétie, soit elle ne comprend vraiment rien à ce qui se passe. Elle se renseigne:
– Tu vas où, en Bretagne?
Poliment, posément. Comme si elles s'étaient rencontrées lors d'une fête et qu'elle la ramène chez elle, alors elle demande dans quel quartier elle rentre. Manu grommelle:
– J'en sais rien où je vais, je vais voir la mer.
Ça tombe bien que la grosse le prenne comme ça parce que Manu n'avait pas envie de faire la route avec une émotive. Elle a trop mal à la tête. Elle ajoute:
– On va voir ça en route. Le seul truc que je veux que tu comprennes, c'est que si tu m'emmerdes, tu seras pas la première à qui je brûle la cervelle aujourd'hui.
Elle a dit ça pour que les choses soient bien claires et pour tester la grosse. Celle-ci a souri. Manu regarde la route. Elle n'y croit pas une seule seconde.
Ombres folles, courez au bout de vos désirs
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage.
Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
A travers les déserts courez comme des loups
Faites votre destin, âmes désespérées,
Et fuyez l'infini que vous portez en vous.
charles B.
Une furie d'impuissance faisait
tressauter son doigt sur la gâchette.
james E.
Le café lui a fait du bien. Nadine tient le volant d'une main, s'étire en conduisant. Elle met une cassette dans l'autoradio: Lean on me or at least rely.
La petite rousse la surveille, la bouche grande ouverte. Elle plisse le nez en signe de perplexité mais ne fait aucun commentaire. Elle grogne quand Nadine monte le son mais ne lui demande pas de baisser. Elle a une sale plaie à la lèvre droite, pas encore à l’étât de croûte.
Elle se méfie à chaque bifurcation d'autoroute, soupçonne visiblement Nadine de vouloir l'emmener où elle ne veut pas aller.
Nadine n'a jamais vu quelqu'un se tenir aussi mal, ni parler aussi mal. Ça l'a plus amusée de la voir sortir un flingue que surprise ou terrorisée. Elle le tient n'importe comment, ses ongles rongés et couverts de vernis écaillé font des taches rouges sur la crosse. Elle a des petits doigts, boudinés et jaunis par la clope.
Nadine ne se sent pas menacée. Elle est contente d'être prise en charge. Elle n'a pas envie de désobéir, elle est mieux dans cette voiture que seule devant la gare.
Et puis la Bretagne, c'est une bonne idée.
Depuis qu'elles sont dans la voiture, Nadine a la sensation d'avoir déjà vu la petite. Mais elle a trop de mal à se concentrer pour chercher sérieusement d'où lui vient cette impression.
Ça lui revient quand elle sort un tube de rouge à lèvres de son sac et se barbouille la bouche, penchée sur le rétroviseur. Ce geste remet en fonction la mémoire de Nadine:
– J'étais sûre de t'avoir déjà vue. Dans un film, avec des chiens.
– Et un cheval, ouais. Oublie pas le cheval, ça serait dommage. Comment ça se fait que tu connais ça?
– Je m'en souviens bien à cause d'une scène avec le paysan. Tu brailles qu'il bande mou et que c'est toujours la même histoire avec ces connards de hardeurs et ils n'ont pas coupé ce passage. C'est pour ça que ça m'a marquée.
– Je t'ai demandé où t'avais vu ça. Ton copain est porté sur la chose?
– J'ai pas de copain, je suis portée sur la chose toute seule.
– Un point pour toi.
– T'es parfaite dans ce film, nonobstant ce morceau d'anthologie, je t'ai trouvée très pimpante dans l'ensemble.
– J'aurais dû être une star du porno hard, t'es bien la première personne que je rencontre qui en soit consciente. Encore un point pour toi.
– T'as tourné beaucoup?
– Pas tant que ça. Celui que t'as vu, c'est un des mieux. Je voulais qu'ils l'appellent «Dog knows best» et ils m'ont envoyée chier. Ils sont tristes à mourir les tocards dans le porno. C'est pour ça que je tourne pas beaucoup, on n'est pas fait pour s'entendre.
Nadine lui tend la main, sans quitter la route des yeux: «Enchantée, vraiment.» Elle sourit franchement pour la première fois et Manu remarque que ça lui va bien. Elle serre la main tendue.
Elle ne sait pas trop quoi penser de cette fille. Elle se cure les dents en y réfléchissant, déglutit bruyamment et aboie:
– Putain, ce qui fait soif! Faut qu'on s'arrête. Faut que je me restaure, faut boire du café.
– Il y a une station-essence pas loin. J'ai vu un panneau.
– Bonne nouvelle. Mais t'as pas intérêt à me faire d'embrouilles quand on sera là-bas.
– J'ai carrément pas intérêt. Tu crois pas si bien dire. Faudra penser à prendre de l'essence aussi.
Manu renonce à penser quoi que ce soit de cette fille. Apparemment, ça la promène de conduire jusqu'à la mer. La petite regarde son flingue, soupire et le range.
Elle sort la boîte de Dynintel, pour compter combien il en reste:
– Je veux bien te faire confiance, mais je voudrais quand même pas dormir. Y en a assez pour deux si ça te tente.
Nadine fixe la boîte d'amphétamines un long moment. Ça a l’air de beaucoup l'émouvoir. Manu se demande vraiment à qui elle a à faire. En même temps, la grosse lui plaît bien, elle n'est pas contrariante et elle fait preuve de bon goût. Nadine fait signe de la tête qu'elle en prendra aussi, ajoute qu'elle préfère attendre qu'elles achètent de l’eau. Manu les gobe tout de suite en expliquant:
– J'ai pas besoin de boire pour les avaler: je salive à fond. C'est pratique pour les pipes aussi.
Nadine l'entend de loin. Elle se remet l'image de Francis le crâne déchiré dans le noir.
La présence de la petite à côté lui dérange la projection interne, l'empêche de le prendre vraiment mal. Elle répète sans faire attention à ce qu'elle dit:
– Je suis vraiment enchantée de te rencontrer, vraiment.
Manu grimace:
– T'es tout le temps comme ça ou t'as eu un mortel choc aujourd'hui? Faudrait te reprendre, grosse, j'ai pas d'affinité avec les débiles mentales.
Station-essence, lumière blanche plein la tête, les couleurs leur cognent dans la pupille. Quelques clients déambulent dans les rayons et autour de la machine à café.
Toilettes gris métallisé excessivement propres, des femmes se remaquillent devant les miroirs. Une autre change un bébé.
Читать дальше