[Nuit 7]
Il est trois heures du matin. Tu convertis automatiquement cela en l'heure qu'il fait à l'instant de l'autre côté de l'Atlantique. Tu vis dans deux fuseaux horaires simultanément (ou plutôt échappes et t'échappes de l'un dans l'autre constamment). Quoi d'étonnant à ce que tu te couches à neuf heures du matin s'il est en fait en une autre région de ton cerveau six heures de moins? Et c'est à des heures honorables qu'en dépit des apparences tu te lèves (sauf les jours où tu fais cours… là, c'est torture que de devoir s'arracher du lit à l'heure où d'ordinaire tu t'y mets…). Mais une fois rendue sur l'autre bord, tes insomnies te lâchent-elles pour autant?
Nuit américaine: c'est ainsi qu'on désigne ce procédé cinématographique par lequel, en plein jour, on filme de manière à donner l'illusion de l'obscurité nocturne.
Il est trois heures du matin et tandis que tu frappes à ton clavier, ta bécane délivre dans le casque posé sur tes oreilles – car il est pour tes voisins, réellement, trois heures du matin: pas question de faire usage de ta chaîne stéréo – la musique de tes nuits réellement américames.
Highway music: quelque chose qui percute dans les baffles, synchronisé à la vitesse de croisière.
Ta vie américaine: un road movie sans caméra. Moyenne: deux mille miles par mois. Une pointe, une fois, à cinq mille miles en trois semaines. Musique de route, celle que tu joues en boucle quasi hypnotique sur l'autoradio/lecteur de CD des bagnoles que tu loues durant tes séjours là-bas.
Tes voitures: tu as pour règle d'en changer tous les mois. Certains modèles cependant ont ta prédilection. Ainsi, longtemps, la Pon tiac Grand Am (son nom surtout te plaisait: grande âme ou grande dame… pour le reste, une belle gueule, surtout habillée de rouge, mais spartiate, ascétique même jusqu'à la rigueur…); à défaut, Buick Regal ou Chevrolet Lumina (vrais canapés sur roues… poltron morbide, comme on dirait en italien); enfin, infidélité unique, une Toyota Solara… V6 toujours, coupés le plus souvent possible… Et boîte automatique pour la fluidité et le cruise contr ol …
Il est trois heures du matin. Tu ne dors pas. Tu te fais un café serré. Tu cales ton ordinateur dans son sac. Tu fermes ta porte. Prends ta voiture. Devant toi, cinq ou sept cents miles de route. Tu longeras la côte Est ou tu traverseras les Appalaches. Tu as noté sur un ruban de papier les numéros des voies que tu emprunteras successivement, relevés sur ton RandMcNally.
Les routes sont désertes. Le ciel est noir translucide. Les vitres sont abaissées pour laisser venir à toi les odeurs de la nuit. Le grondement des basses de ta musique de route s'enroule au grondement du V6.
Il est des morceaux qui se sont comme collés aux paysages à travers lesquels ils t'emportaient et qui superposent toujours à l'écran de l'ordinateur ou contre le pare-brise de toute voiture, un ruban de route aussi loin que portaient les phares…
La section de 1'I-95 qui, de New York, une nuit où ton avion était arrivé à trois heures du matin, te mène au nord vers New Haven. A mi-parcours, la vision de cette centrale plantée sur l'estuaire de la Houseatonic River, qui se noie la nuit dans la nue de vapeur qu'elle recrache par toutes ses cheminées. La course contre les avions qui atterrissent ou décollent des pistes de l'aéroport de Newark, parallèles au New Jersey Turnpike, parmi les raffineries géantes posées au milieu des marais et qui clignotent, seules étoiles visibles au ciel barbouillé de leurs exhalaisons. La nuit éteinte des quartiers dévastés de Philadelphie, fenêtres boarded up ou béantes, noircies par l'incendie, cadavres de voitures embaumés dans les herbes d'allées aveugles. L'autoroute qui traverse la Virginie de l'Ouest, lancée au-dessus des vallées, sur pilotis, touchant à peine le paysage. Quand elle le touche, c'est pour le saigner. Taillées dans la roche, des béances où s'engouffrent les phares de ta voiture. Veines de charbon qui affleurent, noires, striant les parois. Après un col, un lacet, un fleuve. Dans la nuit froide de février, les volutes de vapeur blanche enchevêtrées des usines de Marmet, halos des lampes à arc illuminant les docks, les péniches chargées de minerai d'un noir absolu. Dix miles et trois ponts plus loin, le dôme doré à l'or fin du capitole de Charleston. En quittant l'Interstate à Ripley pour prendre l'US-33, de chaque côté, le défilé des mobile homes et des caravanes, drapeau au vent. A l'aurore, sur l'Ohio, la grand-rue en bord de fleuve de Pomeroy qu'on dirait sortie, car à cette heure encore le monde est un film en noir et blanc, des archives photographiques de la W.P.A. Une route à deux voies – du Michigan, de l'Illinois? – que plus personne ne prend, traverse encore des petites villes d'un autre temps, solennelles quand elles dorment, qu'on voit arriver de loin, précédées par des églises perdues en plein champ. Une route – de Géorgie, de Caroline? -: asphalte d'un noir profond, aux bandes réfléchissantes d'un blanc éblouissant, au milieu d'une forêt qui n'en finit pas. Où tu ne suis personne, ne croises personne et ne discernes dans ton rétroviseur que le rougeoiement de tes propres feux de position. Un lac sous la lune, presque chinois, dans sa platitude défiant toute grille perspective. Plan calme argenté, piqué de roseaux gris. Ta voiture comme surfant à sa surface. Chesapeake Bay où s'engloutit corps, voies et âme, émerge, rampe et spirale, s'arque, câbles et haubans, replonge sans fin le frêle ruban d'acier et de béton d'un vertige. La falaise contre quoi le Tappan Zee Bridge semble vouloir se jeter, l'élégante esquive de sa courbe au ras de l'abîme.
Rrose Ssélavy avait raison: le grand art américain, ce sont les ponts.
Dans le froid si vif des montagnes, dans la chaleur humide des plaines du Sud en été, quand tu t'arrêtes pour faire de l'essence, aller pisser dans des toilettes qui sentent le lysol, faire le plein de coca-cola, tu poses le pied à terre, tu marches sur la lune. You're two thousand light years away f rom home. Tu passes en ce lieu où jamais sans doute tu ne reviendras (il y a tant et tant de stationsessence… quelle probabilité, même sur un parcours identique, que tu t'arrêtes deux fois en la même…). Tu regardes avec curiosité le caissier qui te rend la monnaie. Quand tu lui parles, ton accent te trahit. Tu n'es pas du coin, pas de ce coin. Il le remarque parfois. Mais ne sait jamais dire de quel coin tu es.
Tant de miles pour quoi? Pour te sentir au monde et hors du monde? En pays familier (tu en parles la langue, tu y résides) et étranger (tu n'es pas née là, tu n'y as de souvenirs que flottants, tu n'y possèdes rien)? Tu t'étonnes et t'émerveilles à voir ce pays démesuré et désert. La fragilité de la présence humaine. Ces shacks sur le bord des routes du Sud, fenêtres et portes défoncées, que la végétation recouvre, enlace de lianes, de lierre, et qui penchent. Du paysage français, il fut dit que d'un clocher on peut toujours apercevoir un autre clocher. Ici, d'un clocher, on aperçoit à la file douze autres ou alors rien, à perte de vue. Il y a des temples baptistes plantés dans des clairières. Et pas même un silo à l'horizon. Ou encore, une route où se succèdent station-essence, temple, motel, temple, station-essence, temple, temple, baptiste, pentecôtiste, exxon, adventiste, best western, baptiste, sunoco. Un mont-de-piété pour la variété. Un salon de tatouage pour la cruauté. Sur cinquante miles. Au soixante-sixième temple baptiste, tu décides de prendre la première route à droite. En une minute, il n'y a plus rien que la pinède, les champs de maïs, de coton, la broussaille indistincte, une luxuriance de marécage.
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