Elle tourne autour des baies vitrées comme un papillon qui essaye de sortir, sauf que c'est entrer qu'elle voudrait. Elle se dit que les vitres sont tellement bien faites, en une matière qu'on ne connaît même pas sur notre île, une sorte de cristal intelligent ultramoderne, un système immunitaire qui repérerait les clientes friquées ou ne laisserait entrer que les American Express. Ce qui serait injuste: elle n'est pas une pestiférée, son argent vaut autant que celui des autres. Le droit d'acheter est inscrit dans la constitution, quand bien même on n'est pas des Rothschild. Elle gagne son argent honnêtement et elle a même quelques économies. Pour la troisième fois, elle fait le tour du magasin en promenant sa carte bleue BNP en évidence sur la vitre. En n'oubliant pas non plus de tapoter doucement histoire d'attirer l'attention d'une vendeuse. Elle pense à ces films où le héros tâte un mur apparemment sans issue et finit par glisser son doigt dans quelque mécanisme qui ouvre un passage secret. Son index moite – il fait chaud, elle est nerveuse -laisse une trace d'escargot ivre. On pourrait la suivre comme le petit Poucet.
Ces gesticulations sont en pure perte. Elle revient à son point de départ. Pas tout à fait cependant. Le vigile l'a repérée. Les traces sur la vitre ne lui plaisent pas du tout. Il parle dans un talkie-walkie et prend un air pas commode. Comble de l'humiliation, elle voit son tailleur bleu se faire emballer et disparaître dans le sac d'une cliente. La lopeça sort en portant sur son visage une épaisse couche de bonheur.
Nicole chancelle, s'assied sur le trottoir. Elle est vitrifiée.
Elle reste ainsi quelques longues, très longues minutes. Le service de table, les chaises en rotin, la valise signée, toutes les perles en profitent pour se tirer du magasin accompagnées de femmes chanceuses, le tout pour une bouchée de pain.
Alors elle comprend qu'il faut frapper un grand coup. Que feriez-vous à sa place?»
Pendant que l'on cherchait des réponses, oncle Guillaume fit une nouvelle inspection du bistrot, vers les places du fond, mais toujours pas d'oncle Abe, évidemment. À sa place, moi non plus, je ne serais pas venu.
«Je prendrais une grosse pierre, et bling dans la vitre, dit le patron. Ce truc est un foutage de gueule pour moquer les gens pauvres.
– Bof, dit le facteur. Mauvais plan. Le vigile te démolit, t'as pas le temps de dire liberté, et tu te retrouves au poste dans une prison de chez eux. T'as vu Brubaker? Animal Factory? Bonjour cadeau.
– Le putain de magasin est un attrape-nigaud, jura l'instituteur. On incite la populace à s'aligner sur une doctrine préfabriquée: la domination du secteur marchand. Moi, je dis: c'est tout manipulé.
– Quand je pense que ces pauvres caissières travaillent en trois huit pour assurer une ouverture sans interruption vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et qu'une citoyenne ordinaire ne peut même pas y entrer», s'indignait l'employée de mairie.
Le docteur Soubise levait le doigt. Moi, je pensais à notre grand magasin à nous, le Huit-à-huit y ouvert de 10 heures à 12 heures 30 et de 14 heures à 18 heures – 16 heures le vendredi, «comme à la Banque de France», disait son gérant en minaudant. Maman m'avait demandé d'y passer pour les radis du soir.
Le docteur leva son doigt plus haut.
«La cravate à petits pois?! interrogea oncle Guillaume.
– Je glisserais discrètement un billet de cent dollars au vigile, dit le docteur en rougissant.
– T'es pas loin, pas loin du tout, le félicita oncle Guillaume, Sauf qu'elle n'a pas une somme pareille sur elle, Nicole. Ni l'habitude de ce genre de compromis avec la morale. Non, ce qu'elle peut offrir se résume à ce que vous savez, et, ma parole, ce n'était pas un vilain brin de fille, surtout dans le temps. Elle sert les dents, ajuste son corsage et part à l'attaque.
Le Noir n'est pas insensible. Nicole est tout miel. Le Noir tripote ses lunettes noires. Nicole lui parle en ondulant du français. Comme le Noir ne comprend rien à la plus belle langue du monde, elle lui dit qu'il est un connard nécessiteux exploité par le système, un pauvre nègre de rien du tout, elle lui dit les pires insultes avec l'intonation d'une fée, et l'autre gobe tellement bien que cela en devient visible dans son pantalon. Il lui fait des gestes explicites, genre suis-moi dans le local de livraison, je te montrerai mes estampes japonaises, et Nicole se laisse faire en se disant que son sublime sacrifice sert une cause plus grande, car elle ne se contentera pas de percer le secret de ce magasin ensorcelé, non, elle écrira un livre, Nicole, où elle dénoncera cette humiliation à l'opinion mondiale, alors rira bien qui rira le dernier.
Quelqu'un a dû lire dans ses pensées: le talkie-walkie du Noir se met à vibrer, il décroche et disparaît de l'écran radar. Il n'est plus avec Nicole, d'autres soucis le préoccupent, le contre-maître vient d'arriver, le train-train du magasin l'absorbe tout entier. D'ailleurs un autre Noir se manifeste, et Nicole comprend que son vigile à elle va être remplacé, il a fini sa journée presse-citron. Maintenant qu'il est libre, il va sûrement l'accoster pour l'emmener dans son bidonville, et – qui sait? – la violer sauvagement sous un toit en tôle ondulée. Elle s'éclipse rapidement.
Pendant quelques heures elle traîne dans Oakland. Puis elle se retrouve à nouveau sur le trottoir face au magasin. Les lampadaires s'allument en toussotant, une lumière au néon éclaire le crépuscule. Dans le cube en verre s'agite la bacchanale marchande. Elle est seule, désespérée. Et là, un type s'approche, une silhouette bizarre, il porte un truc sur le visage, je vous le donne en mille, c'est un masque en bois, la bouche est fendue dans un sourire de crétin, le regard d'un bleu glauque jaillit des yeux plantés très profond, de courts cheveux de caniche défrisé, grisonnants par endroits: George W. Bush, ou plutôt son masque, se tient devant elle.»
Aussitôt nous hurlâmes tous ensemble notre mépris pour ce triste personnage.
«Busherie, busherie! s'exclama le facteur.
– Le roi Ubush est nu! enchérit l'instituteur.
– Eh, mister Bushman, rentre donc dans ta savane!» chantait le patron.
Chacun y allait de sa contrepèterie. Moi, je voulais absolument en placer une moi aussi, alors je criai:
«Babushka, vieille babushka!»
Personne ne fit attention à mon jeu de mots godiche, car au même moment le docteur Soubise déplia ses ailes et nous cloua tous par un:
«Bushenwald!»
On ne pouvait trouver mieux.
Oncle Guillaume le tapota sur le bras et le docteur Soubise savoura ses lauriers dans la considération générale.
«Chapeau, mon garçon, fit oncle Guillaume. Belle vivacité d'esprit. On dirait moi, quand j'avais ton âge. Tout l'inverse de l'autre cé-o-ène – il n'est toujours pas arrivé, dites donc, ça fait deux fois qu'il rate la séance»
Nous comprimes qu'il parlait de l'oncle Abe.
«Si tu y tiens, je vais le chercher», proposa mon père.
Oncle Guillaume haussa les épaules.
«Oaf, pas la peine, juste que j'aurais bien aimé voir sa mauvaise tête. Je donne ma Volvo à couper qu'il aurait douté de la véracité de Nicole, de sa bonne foi, voire de sa santé mentale. La sainte femme! Imaginez la trouille qu'elle a eue, quand le masque de George W. Bush s'est dressé devant elle.
"Qui es-tu? bredouille-t-elle. Pourquoi t'acharnes-tu sur moi?
– Je connais un moyen de te faire entrer, tonne le masque.
– C'est mon désir le plus cher, dit Nicole.
– Alors fais ce que je te dis, et ton vœu sera exaucé."
Elle tremble, elle se demande ce que le masque va lui demander, elle sent qu'elle serait prête à beaucoup de choses pourvu qu'on lui donne la clé de l'énigme.»
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