Virginie Despentes - Les chiennes savantes

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Avec un langage tellement cru que l'on a du mal à croire qu'il puisse être réellement utilisé, Virginie Despentes raconte des histoires de dérive, de cavale, mais aussi de quotidien plus ou moins sordide. Les histoires sont poignantes, l'émotion suscitée par la lecture est vive. L'utilisation d'un tel langage permet d'affranchir la réalité racontée de tout filtre édulcorant: l'outrance permet de mieux appréhender les personnages que ne pourrait le permettre un langage plus normal (plus banal). L'utilisation de ce langage est un artifice d'auteur: le langage utilisé ne correspond pas au nôtre, et cela permet à l'auteur de nous projeter volontairement dans un tissu narratif dont les règles ne sont pas les règles que l'on a coutume de rencontrer; le langage nous force à penser et à ressentir d'une certaine manière. Ainsi, on construit sa représentation personnelle des personnages sur leurs actions et sur leurs paroles, tout en acceptant comme normalité la logique propre de ces personnages, parce que notre projection dans leur langage fonde cet aspect logique: l'outrance du langage se justifie elle-même. A partir de là, l'outrance même de l'histoire disparaît, et l'on a des romans aux histoires simples et émouvantes. La violence des actions est au niveau de la violence du langage: elle s'efface donc elle aussi. La sous-narration sexuelle apparaît elle-aussi effacée par le langage, même si elle reste parfois déstabilisante pour un lecteur masculin (l'évocation de la libido féminine sous un jour habituellement utilisé pour la libido masculine surprend). Dans ces romans où tout les éléments constitutifs possèdent la même outrance (langage, action, sexe, mais aussi villes moralement délabrées et société décrépite), il n'y a pas de contraste pour marquer l'anormalité de tel ou tel élément. Cela permet donc d'atteindre une finesse de sentiments sous-jacente, comme l'immobilisme et les sentiments de l'Education Sentimentale permettent de saisir les raisons des errements amoureux de Frédéric. En somme, l'auteur nous montre qu'une description crue ne concerne pas forcément des sentiments crus.

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La Reine-Mère avait un sens aigu de l'image qui en impose.

Le vestibule de la boîte ressemblait à un hall d'hôtel new-yorkais tel qu'on en voit dans certains films. Déluge de marbre blanc et de dorures astiquées, reluisantes. Tapis moelleux, lustres dégoulinants de verroteries savamment agencées. Exagération sur le luxe et le grandiose. Silence impénétrable. Que les choses soient claires: on arrivait chez la Reine-Mère et elle avait les moyens de faire les choses en grand.

Puis on traversait un long couloir tapissé de velours pourpre, escorté d'une des filles. Des fois qu'on pisse contre le velours… Je ne faisais plus attention au décor, le Checking était le QG de l'orga, on tramait là tous les soirs.

En revanche je ne m'étais jamais habituée au choc, lorsqu'on débarquait dans la boîte proprement dite. Le passage du silence cathédrale lumière blanche au chaos stroboscope de la salle. Des kilos de sono, et il fallait que ça s'entende. Que les basses aient de l'impact sur la peau, sinon à quoi ça sert. À chaque fois, c'était comme se faire happer dans le gros ventre sombre d'une baleine bien attaquée.

And you're as funny as a bank.

Chaleur moite, à cause de la sueur évaporée dans l'air, lights arrogants et salles bondées. C'était pourtant tôt mais l'endroit était vraiment prisé. Sur le mur du fond, Suck my Kiss s'étalait en lettres bloc, argentées, détourées d'un rouge vif et brillant. Et tout autour, entrelacs de couleurs maladivement embrouillées, gangrène déployée le long des murs.

Je me suis assise juste après la porte, là où le bar faisait un angle. C'était la place du premier verre, le temps que la sensation d'avoir pénétré à l'intérieur d'un haut-parleur devienne agréable, que les yeux s'habituent aux crépitements des lights, que le cerveau y aille de son petit résumé des faits: y avait-il du monde, qui était dans la cabine DJ, qui servait au bar, et toutes ces menues choses qui permettraient ensuite d'évoluer là-dedans sans l'ombre d'une hésitation.

Les tabourets étaient très hauts, pratiques pour les filles pour faire des figures avec leurs jambes, elles ne s'en privaient pas, adéquats pour les garçons pour prendre des poses de cow-boys post-Apocalypse, ils faisaient ça très bien.

Sonia s'est directement précipitée en piste, est entrée dans une transe nerfs à vif en quelques coups de croupe, tête basculée en arrière, processus d'exorcisme langoureux. Violence rentrée, ressortie déformée, à base d'ondulations du bassin.

J'ai vidé mon verre par toutes petites gorgées, sans jamais le lâcher des mains, dos au comptoir, en regardant les salles alentour.

La Reine-Mère a fait son entrée. Costume gris clair, coupe irréprochable. Talons très hauts, qu'elle réussissait à porter comme des rangers de femme. Au Checking, ça ne s'entendait pas, mais dans la rue elle faisait un bruit incroyable avec ça, martèlement sec et impérieux. Cravate dénouée, chemise blanche déboutonnée, juste de quoi laisser entrevoir une bretelle noire de soutien-gorge, ainsi qu'une clavicule remarquable.

Elle était flanquée de deux filles, imperturbables et droites, ses gouines de confiance. Pendant un temps, les deux affectées au service de la Reine-Mère seraient soumises à un rude entraînement, mise de pression continuelle, formation rapprochée. Puis elle les balancerait à un poste de confiance et s'enticherait de nouvelles filles. La Reine-Mère était capable de faire rentrer dans le crâne de la plus complexée des gamines une force incroyable, elle déverrouillait les cerveaux, bricolait quelque chose et mettait les gens en route. Son regard sur les filles extirpait de chacune d'elles une version améliorée.

Elle a pris le temps de dire bonjour à tout le monde. Chez elle. Elle se penchait en souriant sur le cas de chacun, un mot gentil ou drôle. Aimait à prendre ainsi son bain de fidèles, inspection de ses troupes, prise de température. Elle avait le contact physique facile, prenait les gens par l'épaule, les gratifiait d'une petite tape sur l'avant-bras. Elle avait grandi en se gavant de films italo-américains, en reproduisait avec talent la mafieuse atmosphère.

Arrivée à notre hauteur, elle m'a tendu la main. Nous échangions toujours des poignées de main très viriles, style convention de tatouage. J'avais remarqué que je me tenais spontanément droite quand elle venait me saluer. Au garde-à-vous, poitrine en avant.

Sonia nous a rejointes, s'est assise avec nous, pour une fois relativement calme. La Reine-Mère lui faisait comme un sédatif. Sonia aimait à raconter que lorsqu'elle était entrée dans le sérail de l'orga, elle n'était qu'une merdeuse sans repère ni promesse d'avenir. Elle avait la reconnaissance particulièrement tapageuse, mais il était courant que les filles fassent preuve d'une conscience très nette du clivage avant-après orga, un paradoxal apprentissage de la dignité dans la prostitution.

Sonia s'est penchée vers elle pour lui parler, nous étions tous coutumiers du dialogue bouche collée à l'oreille, mouvements de tête rapides pour se répondre, voix bien placée pour ne pas assourdir mais couvrir le vacarme ambiant. Elle parlait d'un client avec qui elle avait un différend:

– Moi, je veux bien qu'il vienne faire le ménage chez moi tous les jours, et qu'il le fasse en string si ça l'amuse, ça ne me dérange pas plus que ça… Tant qu'il raque, je m'en carre que ça soit pour faire la vaisselle, au contraire. Tu vois? Mais je lui chie pas dessus, c'est hors de question… Il faudrait le mettre sur quelqu'un d'autre, une fille qui lui conviendrait mieux.

La Reine-Mère a acquiescé:

– Il fait appel depuis assez longtemps à nos listings pour le savoir: il n'a pas à te demander des trucs pareils. Nous verrons ça, ne t'inquiète pas.

Elle a vidé son verre, imitée par ses gouines de compagnie, puis m'a fait signe. Il était temps de passer à son bureau.

Nous avons traversé toute la boîte, jusqu'au mur du fond, porte étroite qui donnait sur un escalier.

20 H 15

Son bureau: tentures vert bouteille et bordeaux, caricature de luxe XIX e– enfin, tel qu'elle imaginait ça, en fait ça faisait plutôt bordel de western. Avalanche de gadgets coûteux, matériaux hors de prix. Le déroulement des fax faisait bruissement de fond. Derrière elle, mur d'écrans de contrôle, qu'elle ait toute la boîte sous les yeux. Jusqu'aux chiottes, qui n'étaient pas l'endroit le moins révélateur de l'endroit. Ce délire inquisiteur n'était pas uniquement un rappel de son omniprésence parmi nous, elle passait effectivement des heures entières à regarder son petit monde, observer-déchiffrer le comportement de chacun d'entre nous, en se posant des énigmes qui n'auraient jamais effleuré le commun des mortels, relevant des détails apparemment anodins auxquels elle donnait sens. Cette passion des autres lui valait de nous connaître tous jusqu'à la corde, et de relever chaque marque d'évolution. Un monstre dans son genre.

Un immense tableau de Saïd, formes orange éclaboussées de noir, trônait à côté des moniteurs.

Je me suis enfoncée dans mon siège en attendant qu'elle s'asseye et me dise pourquoi j'étais là.

Son siège à elle tenait du trône, personne d'autre n'aurait pu s'y asseoir sans disparaître complètement.

À sa demande, j'ai fait un rapide topo sur comment ça se passait à L’Éndo avec Stef et Lola. Comme quoi je n'avais pas à me plaindre, mais je ne travaillais pas avec elles, et que c'était plutôt vers Gino qu'il fallait se tourner pour savoir comment les filles s'en sortaient. Ça ne me surprenait pas qu'elle me demande ce que je pensais d'elles, puisqu'elles étaient en période d'essai. Ça ressemblait bien à de la Mothership méthode. C'est le truc autour qui cafouillait et me grimpait l'alarme en crescendo. Elle a hoché la tête en regardant son verre:

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