Virginie Despentes - Les chiennes savantes

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Avec un langage tellement cru que l'on a du mal à croire qu'il puisse être réellement utilisé, Virginie Despentes raconte des histoires de dérive, de cavale, mais aussi de quotidien plus ou moins sordide. Les histoires sont poignantes, l'émotion suscitée par la lecture est vive. L'utilisation d'un tel langage permet d'affranchir la réalité racontée de tout filtre édulcorant: l'outrance permet de mieux appréhender les personnages que ne pourrait le permettre un langage plus normal (plus banal). L'utilisation de ce langage est un artifice d'auteur: le langage utilisé ne correspond pas au nôtre, et cela permet à l'auteur de nous projeter volontairement dans un tissu narratif dont les règles ne sont pas les règles que l'on a coutume de rencontrer; le langage nous force à penser et à ressentir d'une certaine manière. Ainsi, on construit sa représentation personnelle des personnages sur leurs actions et sur leurs paroles, tout en acceptant comme normalité la logique propre de ces personnages, parce que notre projection dans leur langage fonde cet aspect logique: l'outrance du langage se justifie elle-même. A partir de là, l'outrance même de l'histoire disparaît, et l'on a des romans aux histoires simples et émouvantes. La violence des actions est au niveau de la violence du langage: elle s'efface donc elle aussi. La sous-narration sexuelle apparaît elle-aussi effacée par le langage, même si elle reste parfois déstabilisante pour un lecteur masculin (l'évocation de la libido féminine sous un jour habituellement utilisé pour la libido masculine surprend). Dans ces romans où tout les éléments constitutifs possèdent la même outrance (langage, action, sexe, mais aussi villes moralement délabrées et société décrépite), il n'y a pas de contraste pour marquer l'anormalité de tel ou tel élément. Cela permet donc d'atteindre une finesse de sentiments sous-jacente, comme l'immobilisme et les sentiments de l'Education Sentimentale permettent de saisir les raisons des errements amoureux de Frédéric. En somme, l'auteur nous montre qu'une description crue ne concerne pas forcément des sentiments crus.

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J'ai expliqué, en me faisant une tête de fille qui retourne pêcher de vieux souvenirs sans intérêt enfouis quelque part dans sa mémoire:

– Lola m'avait parlé d'un type, il était taulier dans leur boîte, je crois, et une fois elle m'a parlé de lui parce qu'il venait de Lyon… Elle s'était demandé… Mais je ne le connaissais pas. Je crois me souvenir que c'était bien d'un peep-show qu'elle parlait.

La Reine-Mère a demandé:

– Tu te souviens du nom de ce type?

– Victor, je crois, mais je suis pas sûre, parce que ça ne me disait rien…

Elle m'a fait répéter, abasourdie et ne cherchant pas à le dissimuler:

– Victor?

– Ouais, un type de Lyon à l'origine, mais il a dû bouger sur Paris. Un mauvais Lyonnais, quoi…

– Victor travaillait dans le peep-show où elles travaillaient?

Sentant monter la tension, j'ai essayé de minimiser l'affaire:

– Attends, je suis pas sûre non plus… Mais Lola m'a demandé un truc dé ce genre, si je connaissais… Je crois que c'était Victor, mais je peux pas le jurer parce que je n'ai pas fait attention… Et je ne suis même plus sûre que c'était bien un peep-show…

Elle ne m'écoutait plus. J'ai vu ses yeux s'agrandir en même temps que toutes les couleurs s'en aller de son visage, qui se figeait en une expression d'ahurissement. Elle a encore interrogé:

– Et elles t'en ont reparlé de ce Victor?

– Jamais, je te dis, je suis même pas sûre… C'est quelqu'un de connu?

– Donc tu ne sais pas si elles étaient encore en contact avec lui?

– Aucune idée, je peux le répéter encore quelques fois si tu veux: j'ai pas bien fait attention sur le coup…

Elle a baissé la tête, l'a dodelinée un moment, ça avait l'air très douloureux ce qui lui arrivait. Alors elle a accroché le bord de son bureau à deux mains, pris son élan vers l'arrière et a projeté sa tête en avant, jusqu'à ce qu'elle vienne heurter la table, violemment, s'est relevée, son nez pissait le sang et barbouillait sa bouche, et a remis ça: élan, coup de boule sonore sur le bureau, puis s'est tenue droite, crispée et respirant profondément.

Je regrettais tout à fait de lui avoir dit un peu de ce que je savais. J'ai renoncé à évoquer la fille qui travaillait dans le bar d'à côté rue Saint-Denis et que j'avais croisée dans Lyon.

La Reine-Mère avait la gueule en sang, à cause du nez qui coule toujours abondamment. Le regard vide de sens, puis elle s'est reprise. A tiré un mouchoir en papier de la boîte posée sur le bureau, s'est tamponné le nez.

Il émanait d'elle quelque chose. Déployé dans la pièce, quelque chose d'elle que je pouvais sentir, tension, les murs rapprochés. Par empathie probablement, un souffle malveillant qui m'a nouée au ventre.

Je me suis levée pour sortir, elle s'est tenue drôlement près de moi pour me prévenir:

– Il est probablement resté dans cette ville, et si jamais tu le croises, il faut me prévenir sans lui laisser le temps de te parler, tu entends? Ne le laisse pas t'approcher, Louise, tu ne te méfieras jamais assez de lui.

Je me suis dit qu'elle pétait quand même joliment les plombs, j'avais hâte d'être dehors.

VENDREDI 8 DÉCEMBRE

11 H 00

Le lendemain matin, je me suis réveillée en l'état, toute prête pour le désarroi.

J'ai entendu Guillaume à la cuisine, je me suis levée et l'ai rejoint. Il dosait le café dans le filtre comme s'il s'acquittait d'une mission de la plus haute importance. Guillaume faisait chaque chose avec une grande application, toute tâche méritait qu'on s'y attelle avec soin. Il a demandé:

– Qu'est-ce que t'as foutu hier soir?

– Je suis rentrée tôt, grand besoin de dormir.

Je me suis assise à la table de la cuisine:

– T'as rien entendu pour Stef et Lola?

– C'est qui celles-là?

– Les deux Parisiennes qui bossaient à L'Endo, tu te souviens plus d'elles?

– M'étonne que je m'en souviens, quand t'aimes les filles t'oublies pas ces deux-là. Elles travaillent plus à L'Endo?

– Plus vraiment non. Elles se sont fait charcuter chez elles, c'est la Reine-Mère qui m'a dit ça hier. Charcuter, c'est pas une exagération, sur les photos c'était des gros tas de viande. C'est pour ça, je suis rentrée directement, je me sentais moyen d'humeur à bagatelle.

Mimique de garçon désagréablement impressionné:

– Qu'est-ce qui s'est passé?

– J'en sais foutrement rien, j'ai juste vu que c'était crad, gravement crad…

– La Reine-Mère sait qui a fait ça?

– Rien du tout… Mais il faudrait qu'elle fasse fissa parce que les keufs vont pas lui laisser tout le mois pour bidouiller le coupable. J'ai pas dit à la Reine-Mère que je les avais vues à Paris, tu sais, je préfère rester loin des embrouilles… Alors lui en parle pas si tu la croises. En règle générale, il vaut mieux que tu ne parles pas de cette histoire.

– Pour qui tu me prends? Moi, j'ai rien vu, j'ai rien entendu… Et ça se colportera bien assez vite sans que je m'en mêle.

– Exactement.

– C'est marrant… Tu te souviens de la fille qu'on avait croisée ensemble, Mireille? Tu m'avais dit qu'elle bossait dans le rad à côté de leur peep-show rue Saint-Denis.

– Mireille… Je ne me souvenais plus de son nom, j'en ai pas parlé non plus de celle-là, je vais rappeler la Reine-Mère quand même, je vais lui dire…

Mais je ne me suis pas levée pour l'appeler immédiatement, je me suis vaguement promis d'y penser dans l'après-midi. Je n'avais pas envie d'appeler. Aucune raison valable. Pas envie. Coup de talon interne, pour faire dégager la sale sensation.

– Moi je l'ai revue, j'avais oublié de te le dire, elle travaille dans un bar derrière la place Bellecour. Je suis allé là-bas avec Thierry y a une dizaine de jours, et c'est elle qui servait. Elle arrêtait pas de me regarder, comme si elle avait envie qu'on fasse connaissance. Moi, j'avais pas trop le temps, pis à cette époque j'étais avec Petra, tu sais, l'Allemande ultrabonne, et je m'en foutais des autres filles… Mais maintenant que j'y pense je vais peut-être retourner là-bas.

– Mais tu lui as pas dit que je t'avais parlé d'elle?

– À ton avis? Moi, j'ai rien dit, c'est elle qui voulait qu'on cause. Tu connais mon style, je cherche pas l'embrouille, moi. T’as l'air crevée, t'as mal dormi?

– Elle me perturbe cette histoire.

– Ça te regarde pas, toi.

– Je pense pas non, j'espère que non… Mais elles étaient cool, ça fait bizarre de les voir… comme ça, quoi, vraiment bizarre, surtout si t'imagines comment ça s'est passé.

– C'est sûr, il vaut mieux éviter d'imaginer des trucs pareils, sinon…

– Pis ça me regarde pas, mais imagine que ça soit un truc dirigé contre l'orga, genre un taré que ça agace toutes ces filles arrogantes et à poil, ou quelqu'un qui en veut à la Reine-Mère, ou je sais pas… Y a watt mille bonnes raisons de s'en prendre aux filles de la Mothership. Et là, ça pourrait me regarder…

– T'inquiète de rien, je vais ouvrir l'œil, y aura aucun problème. Viens, le café est fait, il est tellement bon, tu vas tout oublier, je t'assure: il va te transporter ce café, tous tes soucis vont s'effacer.

Ça n'arrivait jamais que Guillaume se mette à rigoler sans me contaminer. Cette fois encore, la petite alchimie m'a déridée, insidieusement réchauffée. Ça ne servait à rien que je m'esquinte avec cette histoire. A sa façon, Guillaume veillait, sans effort, me protégeait du pire.

Un bol fumant plein à ras bord dans chaque main, il marchait précautionneusement pour ne pas en renverser. Les a posés sur la table basse. S'est assis au salon, je suis allée prendre le sucre sur la table de la cuisine.

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