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Jean Echenoz: Un an

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Jean Echenoz Un an

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Victoire se réveille un matin en découvrant le corps de son compagnon, Félix, gisant sur le parquet de la chambre. Sans parvenir à reconstituer le cours des dernières heures, mais persuadée de n'y être pas complètement étrangère, elle décide de prendre la fuite. Où qu'elle se trouve alors, tous ponts coupés, un certain Louis-Philippe sait pourtant curieusement toujours la retrouver et la tient informée des suites de 'l' affaire' . Mais Louis-Philippe ne dit pas tout. Que cache-t-il? Qui est qui? Qui ment, affabule, dément, qui est le dément de l'autre? Et que s'est-il réellement passé?

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Victoire se mit à pédaler toutes ses journées. Si c'était d'abord en vue de se promener qu'elle s'était procuré cette machine, sans doute ne perdait-elle pas de vue qu'elle devrait bientôt en obtenir un usage plus rugueux. L'engin de tourisme céderait la place au véhicule utilitaire. Il convenait donc de s'y entraîner. Après des tâtonnement sur le changement de vitesses, virages sur gravillons et déraillements, Victoire finit par pas mal maîtriser l'engin qu'elle rangea dans le garage de l'hôtel d'où, le lendemain matin, malgré les courbatures elle repartit.

Elle y passerait quand même une dizaine de jours, à Mimizan-Plage, le temps de s'habituer au cyclotourisme. Elle n'y fréquenterait pas âme qui vive, ni les commerçants ni les autres clients de l'hôtel, d'ailleurs furtifs et rares à ce moment de l'année. Hors saison, certains jours, Mimizan-Plage, le ciel pâle et le silence y forgeaient une ambiance déprimante de vieux film d'avant-garde revu après sa date de péremption. Victoire, quotidiennement, parcourut la région jusqu'à n'y plus rien découvrir et, ses ressources continuant de maigrir à vue d'œil, finit par se résoudre à changer d'horizon.

La préparation de ce départ l'occupa toute une journée. D'abord elle fit l'acquisition d'un sac de voyage robuste, moyen format, poches latérales, fermeture à glissières, où elle serrerait son équipement. Composer ce nécessaire supposait faire un tri, sacrifier des affaires à contrecœur fut ce qui prit le plus de temps. Victoire dut notamment se défaire d'une robe, deux jupes, trois chemisiers, deux paires de chaussures et autres contingences, ne conservant que l'indispensable, le solide, le pratique et l'imperméable. Ce partage durement opéré, elle enferma sans les regarder ses beaux habits dans sa valise, abandonnée sous clef dans le placard de sa chambre. Puis à vélo, vers l'intérieur des terres, elle prit la route de Mont-de-Mar-san qui va croiser au bout d'une trentaine de kilomètres la double chaussée rapide reliant Bayonne à Bordeaux.

Comme toujours en bordure des voies de type autoroutier, se tenaient là deux ou trois de ces hôtels impersonnels et bon marché dont les fenêtres donnent sur des échangeurs, des postes de péages, des rocades. Dépourvus de ressources humaines, toutes les opérations s'y traitent par l'intermédiaire de machines et de cartes informatisées. Leurs draps grattent comme leurs serviettes de toilette en étoffe synthétique jetable. Victoire fixa son choix sur le plus anonyme, un bâtiment sourd-muet appartenant à la chaîne Formule 1.

Aucun local n'y paraissant prévu pour l'entrepôt des bicyclettes, elle choisit une chambre au premier étage afin d'y monter commodément la sienne. Puis elle comprit très vite que dans cette chambre, plus encore qu'à Mimizan-Plage, il serait difficile de séjourner en compagnie du seul vélo, dans l'odeur du vélo. Tous les objets, couleurs et accessoires scellés aux murs comme au cachot poussaient au contraire à la fuir au plus tôt, si le temps s'y prêtait. Mais comme il s'y refusa, comme la pluie se mit à battre les jours suivants, Victoire se trouva contrainte de rester souvent là. Recluse à l'hôtel, faute de mieux, elle put se faire une idée des profils de ses usagers.

Ces profils étaient trois, selon la durée d'occupation des chambres. Pour une ou deux heures il s'agissait de couples irréguliers que tôt ou tard, aux yeux de leurs conjoints légaux, dénonceraient leurs relevés de cartes de crédit. Pour une ou deux nuits c'étaient des représentants stagiaires que cette fonction n'empêchait point, à l'occasion, de commettre aussi l'acte adultère. Pour de plus longs séjours enfin, une ou deux semaines, un mois ou deux, ce pouvait être de solitaires itinérants désargentés dans le genre de Victoire et même parfois, s'entassant à cinq dans la chambre, des cellules familiales entières d'itinérants désargentés. Comme ceux-ci, tous les soirs, Victoire mettait ses comptes à jour en arrondissant au franc supérieur, attendant de ne plus disposer que de trois mille francs de réserve pour se résoudre à une vie plus économique. Et voici qu'au bout d'une semaine, avant d'aller se coucher, Albizzia: 320; Mimizan (280 X 11 j.): 3080; Vélo: 940; Sac: 230; Formule 1 (165 x 7 j.): 1155; Nourriture (50 X 19 j.): 950; Divers (hygiène, aspirine, cigarettes, rustines): 370; Total: 7045; Reste: 3014 francs donc il était temps d'agir, Victoire quitta l'hôtel le lendemain à midi pile, profitant jusqu'à la dernière minute de son dernier abri.

Les jours suivants, sa vie quotidienne prit un tour qu'elle n'avait jamais connu. Elle sillonnait lentement les petites routes à vélo, sans se risquer hors de la région, au-delà des Landes, se tenant dans le triangle que délimitent Arcachon, Nérac et Dax. Elle s'arrêtait dans la journée sur les places de villages, aux fontaines, achetait dans les superettes du fromage et de la charcuterie sous vide, accompagnés de fruits et de tranches de pain sous plastique également puis, le soir, cherchait pour dormir un établissement au meilleur marché. Mais les hôtels au-dessous de cent francs ne courant pas les rues, elle dut faire encore un ou deux achats supplémentaires, couverture et sac de couchage: 360; cartes Michelin 78 et 79: 32.

La première fois qu'il fallut coucher dehors, Victoire ne s'y était pas assez préparée: prise de vitesse par la nuit tombée tôt, elle dut se résoudre à un talus sous un nœud d'arbres en marge d'un chemin, et dormit très peu et mal. Elle passa tout le lendemain à chercher un abri possible, qu'elle découvrit en marge d'un petit bourg nommé Onesse-et-Laharie. Au revers d'un vieil hôtel à vendre, une porte mal cadenassée donnait sur une remise au plancher défoncé, parsemé de matelas corrompus; des montants de hauts lits métalliques dessinaient des grilles sur les murs. Victoire put y passer deux nuits de suite mais dans ces villages on vous remarque vite, autant ne pas s'attarder.

Elle roulait, elle erra sur des routes rec-tilignes et plates, parfaitement perpendiculaires aux arbres. Artificielle comme un lac, la forêt consiste en rangs parallèles de conifères, chacun ressemble à ses voisins disposés de part et d'autre de la route en glacis géométrique. Et comme Victoire se déplace les rangs se déplacent aussi, son regard découpe un mouvement perpétuel de perspectives, un éventail sans cesse redéployé, chaque arbre tient sa place dans une infinité de lignes qui fuient en même temps, forêt soudain mobile actionnée par le pédalage. Pourtant, pareils à leurs prochains et réduits au servage, les conifères ont avec leur indépendance abdiqué jusqu'à leur identité, leurs déjections mêmes fournissent un sol de décorateur diplômé: moquette blonde à motifs, lit d'aiguilles satiné décoré d'une branche morte par-ci, d'une pomme de pin par-là, traitée antitaches et antifeu. Pour animer le tableau, un service minimum de ragondins, palombes, écureuils et d'autres encore crée des diagonales et pousse des cris, le vent froisse les arbres en harpe, les scies mécaniques sanglotent au loin.

Tout le temps que ses trois mille francs permirent de subvenir à ses besoins, Victoire se tint à l'écart des grandes villes. Comme les nuits allaient s'adoucissant, elle s'habitua plus vite qu'elle aurait cru à dormir dehors, à repérer les coins tranquilles. Pour se nourrir, il lui était arrivé les premiers jours d'aller dans les restaurants les moins chers, elle abandonna vite, moins pour l'argent que pour l'espace: on ne sort d'un restaurant que pour rentrer chez soi, en sortir pour ne rentrer nulle part revient à se retrouver doublement dehors. Donc elle prit aussi l'habitude de se nourrir seule, tournant au monde le dos.

Arriva le jour où, voyant s'amenuiser dangereusement ses ressources, Victoire dut envisager de bientôt mettre un terme à ses déplacements de village en village à travers la forêt. Elle allait se voir contrainte de s'approcher des villes, plus vastes et peuplées, où se retrouvent les personnes sans domicile fixe qui peuvent y parvenir à survivre moins difficilement. Mais plus tard. Elle resterait à la campagne tant qu'elle le pourrait. Puis arriva encore ceci, dans le miroir d'une pharmacie, qu'elle n'aurait pas cru voir se produire un jour: comme elle n'avait presque plus de vêtements de rechange, ni de produits de maquillage ni quoi que ce fût pour se laver, ni plus aucun argent pour y remédier, son apparence avait commencé de se dégrader. Elle se rapprocha du miroir: bien que n'ayant jamais rien entrepris dans ce sens, toujours différé cette idée, il était clair qu'avec cette tête il était un peu tard pour chercher un emploi ou quelque chose, et le lendemain de ce jour on lui vola naturellement sa bicyclette.

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