Villebague, Mon Songe, Barlow, Saint-Antoine
Belle Vue Maurel, Belle Vue Harel, Belle Vue Pitot
Mon Goût, Grande et Petite Retraite
Constance, Solitude, Bon Air, Bon Espoir
La Bourdonnais, Mon Loisir, Forbach
Union Maurel, Petit Raffray, Petit Paquet
Mont Oreb
Sottise, The Vale
Mont Choisy, Plaine des Papayes, Gowsal, Beau Plan
et les camps, Camp Pavé, Camp Scipion
J’irai partout, je veux tout voir, même s’il ne reste plus grand-chose à voir, juste ces noms sur une carte, comme sur une stèle immergée, des noms qui s’effacent chaque jour, des noms qui s’enfuient au bout du temps.
Comment tout savoir ? Comment comprendre ? Où sont-ils les cent soixante esclaves du domaine Beau Vallon, où vivent-ils, où dorment-ils ? À Souillac j’ai cherché le site du dernier grand naufrage négrier, la Minerve affrétée par le trafiquant Cuvillier, les corps des victimes de la variole rejetés par la mer sur le rivage. Certains, balancés encore vivants par-dessus bord pour alléger le rafiot en train de sombrer, repoussés par les longues lames, déchirés par les pointes des brisants, dépecés par les requins et les tazors.
L’endroit est charmant, il porte un nom charmant, c’est la plage de Pomponnette. Pour échapper aux Anglais vertueux, honorablement indignés, le négrier a contourné l’île et a choisi la passe sud, par une nuit noire, se repérant sur les loupiotes accrochées aux cases de Souillac, au fronton de la chapelle de Riambel, au dernier moment virant à bâbord afin de tenter d’échapper au récif, pour mieux s’encastrer dans l’autre rive, ayant sondé le Trou Desny et se croyant encore en haute mer.
La plage est vide, à cette époque de l’année, les campements de vacances sont fermés, les volets tirés contre le vent polaire. Seules quelques barques de pêcheurs sont à sec sur le sable, mâts démontés. L’océan est froid, aussi gris que le ciel, le roulement des vagues sur la barrière de corail monte et redescend selon les bouffées du vent. Sur le sable mêlé de grains de lave, les goémons font des taches noires, il n’est pas difficile d’imaginer les corps des noyés. D’ailleurs, si on creusait, on trouverait peut-être des ossements blanchis par le sable et le sel, depuis cette nuit fatale du 10 mars 1818. Des deux cents survivants, combien échappèrent aux maladies et aux blessures, combien furent cachés dans les cases des pêcheurs, avant d’être livrés aux planteurs ? Combien de femmes, combien d’enfants ?
Pomponnette est un endroit délicieux. Les touristes français, allemands, sud-africains passent leurs loisirs ici, dans les bungalows sur la plage, aux heures chaudes les couples amoureux se laissent aller au plaisir de la sieste, les yeux tournés vers les fenêtres voilées de rideaux de gaze que le vent soulève, et en fin de semaine les jardins de gazon Stenotaphrum et de bosquets de tiaré vanillé résonnent des cris des enfants et des pique-niques sous les varangues.
C’est à la fin de la route que je prends chaque jour, en autobus depuis Rose Hill, ensuite les rues rectilignes jusqu’à la cathédrale. Je ne vais plus jamais au Ward Four, c’est un endroit maudit du démon, c’est là que j’ai reçu la maladie du Σ qui a mangé mon visage et mes paupières, qui a fait de mes doigts la main la moque. La cathédrale c’est mon nouveau coin, j’oublie même le cimetière Saint-Jean où sont les pauvres vieux, ça fait des mois et des semaines que je n’y vais plus, depuis ce qui est arrivé au cimetière de l’Ouest. J’imagine quelqu’un qui m’attend pour me faire tomber dans un trou. Même Missié Zan, au cimetière Saint-Jean, parce que je ne lui donne pas d’argent, il a creusé une tombe pour moi, il attend, caché derrière les cyprès, armé de sa grande pelle, il va me pousser, il va me couvrir de gravats et il va m’enterrer. Je descends de l’autobus à Caudan, je marche un peu au bord de la mer, c’est joli avec tous les bateaux et les beaux hôtels et les cafés, les filles rigolent en me regardant, j’écoute le vent dans les haubans des voiliers. Papa dit que l’ancêtre Axel, quand il arrive ici, avant Alma et tout ça, il habite sur le port, près du bazar, parce qu’il vend du vin et des habits, mais depuis tout a changé et même sa maison est démolie, il ne reste rien de cette époque-là. Papa dit qu’il a tout perdu parce qu’il veut libérer les esclaves comme John Jeremie. Papa dit que les planteurs le battent, ils lui jettent des coups de ros, ils mettent le feu à son magasin de vin, alors à cause de ça il part vers les hauts et il trouve ce joli coin au bord d’une rivière et près d’une mare et il s’installe là, c’est juste une case sur la route du Quartier Militaire, avec une plantation de tabac, mais pas de sucre parce qu’il ne veut pas planter les cannes comme les planteurs qui l’ont battu. Et plus tard il trouve un nom pour sa maison, il donne le nom de sa femme et c’est comme ça qu’Alma commence.
La cathédrale c’est en haut de la ville, après la rue Royale et la rue Ramgoolam, à côté du fort. Le dimanche, beaucoup de monde va écouter la messe chantée, mais les autres jours c’est calme, et pour nous les pauvres on apporte à manger. Moi aussi je suis là, pas pour manger, pour voir Vicky. Je m’assois sur un petit mur, à l’ombre des intendances, et j’attends. Je n’ai pas envie de faire la queue avec les clochards, j’attends tranquillement Vicky, elle arrive dans l’Austin bleue de son mari qui est docteur, elle vient droit vers moi, et elle me donne un bon sandwich de pain de mie avec dedans de la salade, des tomates et quelquefois du marlin fumé. Mais je ne viens pas vraiment pour le sandwich. Chez Honorine, je mange mon riz et mes brèdes chaque matin, je n’ai pas faim. J’ai besoin de voir Vicky avec ses yeux de ciel et son joli sourire, elle marche droit vers moi, elle ne s’occupe pas des autres, elle me tend le sandwich, elle me dit, avec son accent anglais : « Tu vas bien aujourd’hui ? » Moi je lui réponds mais je ne peux pas lui dire « tu » car elle est très jeune et moi je suis vieux, alors je lui réponds : « Bien et vous-même ? » Nous parlons un peu, elle debout et moi assis à l’ombre avec le sandwich à la main. Elle me dit : « Mange, c’est bon ! » Je mords dans le pain, mais je n’ose pas mâcher devant elle, je mets toujours ma main devant ma bouche quand je mange, j’attends qu’elle s’en aille, elle retourne vers l’église pour donner les sandwiches aux clochards. Moi je ne vais jamais au camion, parce que je ne suis pas un clochard, je suis Dodo, Dodo Fe’sen, pas un clochard, pas un vagabond, même si j’ai mes vieux souliers faits dans la peau d’un mort, et mes habits pleins de trous, mon papa est juge, ma maman s’appelle Rani Laros, c’est une grande chanteuse, même si je ne connais pas ses chansons. Nous avons Alma, la maison en bois, le grand bois et la rivière, et le chemin pavé qui descend la route jusqu’à l’étang. Les autres clochards sont debout près du camion, ils mangent leur sandwich et maintenant ils tendent la main pour avoir plus, des fruits, des gâteaux, ou un soda, ils crient : « Donné ! Donné Mamzelle ! » Ils veulent des cigarettes, des habits, n’importe quoi, mais le camion de l’église ne donne jamais de cigarettes parce que la dame qui dirige tout, qui s’appelle Monique, ou Véronique, je ne me souviens plus de son nom, elle est contre les cigarettes, elle dit que le tabac c’est la mort, et elle a raison parce que Papa est mort de fumer toutes ces cigarettes.
Et un matin j’arrive à la place, comme ça, juste pour voir, il y a beaucoup de monde, la place devant la cathédrale est occupée par des petits bancs en bois et sur chaque banc il y a un clochard qui attend, et je ne vois pas Vicky, seulement des jeunes filles, habillées de vieux vêtements, en jeans et polo, mais les hommes sont en costume noir avec cravate, parce qu’ils travaillent à côté dans les bureaux de la Lonrho.
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