…CHAR…
c’est un autre nom, pas Axel, pas Alma, un nom qui dit ACHAR, ou GUICHAR, ou RICHAR, je dis tous ces noms, mais aucun ne me plaît, et puis je trouve Araceli, ça veut dire la musique du ciel, parce que ma grand-mère aime bien la musique, et peut-être que le vieux Axel, et M me Alma, sous la terre, ils aiment bien tous les deux cette musique du ciel. Alors je me couche sur la tombe, et le soleil se couche dans les branches du grand tamarin, et les oiseaux s’envolent pour rejoindre le jardin Robert Edward Hart, la nuit tombe d’un seul coup. Et c’est à ce moment-là qu’ils arrivent. D’habitude j’entends tout, j’ai des oreilles de chat, j’écoute tout même si je fais semblant de dormir parce que j’ai les yeux grands ouverts. Honorine dit que je suis un vieux hibou, elle dit ça mais elle ne connaît pas cet oiseau. Ils arrivent ensemble, sans faire de bruit, pourtant ils marchent sur les branches mortes et sur les feuilles, mais ils font exprès de marcher sur les tombes, en sautant de l’une à l’autre pour que je n’entende pas. Ils s’arrêtent autour de moi, ils font un cercle. Ils sont jeunes, c’est ce que je dis aux policiers plus tard, ils sont très jeunes sinon ils ne vont pas ici au cimetière de l’Ouest, ils ne connaissent pas qui je suis, seulement les personnes âgées connaissent qui est Dodo, et les jeunes, au contraire, ils demandent : « T’es qui, toi ? » Je ne réponds pas, je reste assis les genoux remontés, parce que je ne veux pas qu’ils croient que je vais me battre, je veux qu’ils croient que je n’ai rien, pas de casse ni rien, même mes souliers je les trouve dans une poubelle. Je dis mon nom, et ils se moquent : « Fe’sen ! Fe’sen ! » Ils répètent : « Pe’sonne ! Pe’sonne ! »
Ils commencent à rire, à jeter des coups de roche et de la terre sèche, et moi je me protège avec mes bras. « Pe’sonne ! Vilain couma macaque, enn guèle macaque ! » C’est ce qu’ils disent. Ce n’est pas ma faute si j’ai une gueule de macaque, c’est la maladie qui mange ma gueule. Mais je préfère ne rien dire. Ils sont six, bien habillés en jeans et en polo, les cheveux bien coiffés, sauf un Noir qui a le crâne rasé, des jeunes des beaux quartiers, de Vieux Quatre Bornes, de Phoenix, des étudiants du Carnegie, je guette leurs visages, pendant qu’ils m’envoient toute cette terre et ces feuilles pourries, et puis il y en a un qui me donne un coup de pied dans les côtes, un autre tape très fort avec la pointe de sa botte et ça fait mal, je dis « Ouf ! » et ça les fait marrer encore plus. Alors celui qui est grand, avec un joli visage et des yeux noirs, il vient avec une batte de cricket, peinte en rouge et blanc, et il me tape sur la tête, il vise ma gueule, sans rien dire, et les autres crient : « Donne-li, donne-li ! » Il tape beaucoup, dix coups, vingt coups, j’ai les bras levés, plusieurs fois le bâton tape ma joue, mon front, l’arrière de ma tête parce que je me penche en avant pour cacher ma figure, il tape de toutes ses forces, il ne dit rien que « hon ! hon ! » et les autres crient et sifflent. « Donne-li ! » J’ai mal aux bras et à la tête alors je me couche sur la tombe d’Araceli, et là le bâton cogne mon bras droit, et le bonhomme aux yeux noirs lance la batte de cricket qui rebondit sur les pierres en faisant un bruit de verre cassé, je sens le sang qui coule sur mes yeux et dans ma bouche, mon bras droit ne peut plus bouger, je crois je peux mouri astère. Alors les garçons s’arrêtent, ils ouvrent leur braguette et ils pissent sur moi, sur la tombe aussi, je jure c’est ça qui me fait mal, pas pour moi, mais pour Araceli, et aussi pour les vieux Axel et Alma qui dorment sous la tombe. J’ai l’odeur de la pisse sur moi, sur mes vêtements, sur la terre autour. Ensuite les jeunes sont partis, et moi je reste couché sur la tombe toute la nuit, et le matin le gardien du cimetière qui habite dans la cabane à l’entrée fait son tour, il me trouve sur la tombe, il téléphone à la police pour qu’on m’emmène à l’hôpital.
À l’hôpital les infirmiers me lavent et me pansent, ils mettent une attelle en plastique vert parce que le docteur voit à la radio que j’ai le bras droit pété, et ils recousent ma joue et mon front avec une aiguille et du fil. L’infirmière est très belle, elle est grande avec des cheveux blonds et des yeux bleus, elle s’appelle Vicky parce qu’elle est anglaise, elle n’est pas vraiment infirmière, elle est stagiaire à l’hôpital, elle travaille juste le matin, je lui dis mon nom, elle dit : « C’est vraiment votre nom ? C’est un nom célèbre. » Moi je lui réponds : « Je suis le dernier à porter ce nom, vu que mon papa est décédé, et ma maman aussi depuis longtemps. » Elle dit : « Oui, oui, monsieur, c’est un nom qu’on connaît bien à Maurice. » J’aime qu’elle m’appelle « monsieur », pour elle je suis quelqu’un. Elle me dit de venir le dimanche à Marie Reine de la Paix, parce qu’on donne du café et des gâteaux, et aussi des jus de fruits, et qu’elle est là-haut le dimanche matin. Je promets d’y aller, mais je ne sais pas quand, à cause de mon bras et de mes blessures à la tête, et de ma côte à gauche, il paraît qu’elle est enfoncée par les coups de pied, elle m’empêche un peu de respirer. Mais aux policiers je ne dis rien, sauf que c’est une batte de cricket qui a pété mon bras, une batte blanc et rouge, mais ils ne vont même pas la chercher, ils n’ont pas le temps, je suis sûr que si je retourne au cimetière de l’Ouest elle est encore là-bas, au milieu de toutes ces tombes. Je reste deux jours à l’hôpital et le troisième jour Vicky est venue, elle n’a pas son tablier bleu et son bonnet, elle a une jolie robe blanche, une blouse et des petits chaussons de danseuse, elle m’accompagne et elle paye le taxi qui m’emmène jusque chez M me Honorine à la route de la Caverne, et moi déjà je n’ai plus mal du tout et je ne sais plus ce qui est arrivé au cimetière de l’Ouest, parce que grâce aux voyous je connais Vicky, la plus belle fille de l’hôpital, et c’est pour ça que tout ce qui est arrivé par la suite à Marie Reine de la Paix m’est arrivé.
J’ai revu Aditi à Macchabée, dans la forêt, au refuge du MWF. Elle vit une partie du temps ici, dans une cabane en bois au milieu de la clairière, elle partage la maison avec les autres filles et garçons de l’équipe, ils sont tous étrangers, ils viennent d’Inde, de France, d’Angleterre, d’Allemagne. Leur chef, c’est une Australienne qui s’appelle Lisbeth. Aditi m’attendait, pour marcher dans la forêt.
« Je vais te montrer le cœur du monde », elle a dit cette phrase d’une façon un peu solennelle, mais elle y croit vraiment, alors je peux y croire aussi.
Le domaine du MWF est entouré d’un grillage, pour y entrer il faut pousser une haute porte. J’ai pensé à une prison, ou à un zoo. Je ne savais pas très bien ce que j’étais venu chercher. Je ne voyais pas comment le cœur pouvait être en cage. Peut-être simplement j’avais envie de revoir Aditi, cette jeune femme qui vit seule, une sorte de combattante elle aussi, comme Krystal, mais dans un autre genre.
Elle m’a emmené tout de suite dans sa forêt. Elle a pris un chemin à travers les broussailles, elle marche vite, presque sans toucher les plantes, presque sans se baisser parce qu’elle est petite et fluette, malgré son ventre qui contient son enfant. Elle est habillée d’un pantalon militaire baggy, d’un T-shirt, elle porte un blouson de nylon attaché autour de sa taille à cause de la pluie qui menace. Elle est chaussée de tongs en plastique, pas vraiment appropriées pour la marche en forêt. Lorsque je le lui ai fait remarquer, elle s’est moquée de moi : « Toi et tes Pataugas ! » En réalité, c’est elle qui est vêtue et chaussée pour la forêt. Elle bondit de roche en roche, elle escalade les troncs effondrés, sans une hésitation. Quand on arrive à une mare, elle enlève ses tongs, elle traverse et elle se rechausse en un instant. Elle avance un peu penchée en avant, grise et sombre, on dirait un oiseau coureur des bois. J’ai pensé aussi à mes vieux dodos, si empotés sur le sable des plages, mais invincibles à la course dès qu’ils entraient à l’intérieur des bois.
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